
Jamais affaire n'avait été si bien menée : des Animaux seuls sont capables de conspirer avec autant de discrétion. Il paraît certain que la scène s'est passée par une belle nuit de ce printemps, en plein Jardin des Plantes, au beau milieu de la Vallée suisse.
Un singe distingué, autrefois le commensal de MM. Huret et Fichet*, mû par l'amour de la liberté et de l'imitation, avait consenti à devenir serrurier et à faire un miracle.
Cette nuit là, pendant que l'univers dormait, toutes les serrures furent forcées comme par enchantement, toutes les cages s'ouvrirent à la fois, et leurs hôtes en sortirent en silence sur leurs extrémités. Un grand cercle se fit : les ANIMAUX DOMESTIQUES se rangèrent à droite, les ANIMAUX SAUVAGES prirent place à gauche, les MOLLUSQUES se trouvèrent au centre ; quiconque eût été spectateur de cette scène étrange eût compris qu'elle avait une réelle importance.
P. -J. Stahl**, Prologue, Assemblée générale des animaux, p. 18 - 19
* Célèbres serruriers rivaux de l'époque
** Pseudonyme de P.-J. Hetzel, éditeur original de l'ouvrage

Madame de °°° cache, sous son air imposant, la plus timide personne que j’aie connue ; et, admis à l’honneur de la voir depuis tantôt cinq ans, je ne cause avec elle (j’entends à coeur ouvert) que depuis huit jours au plus.
Auparavant, nous étions perpétuellement en observation l’un de l’autre, nous craignant réciproquement, gauches et empruntés dans toutes nos façons. C’était entre nous un malentendu incessant. Une loi de ma destinée semblait me condamner à ne la rencontrer que mal à propos, à n’arriver chez elle que quand elle allait sortir, ou bien à la surprendre, sans le vouloir, occupée de soins qu’elle eût certainement voulu me cacher. Jamais nous ne pouvions atteindre le niveau de cette politesse aisée, tranquille, doucement familière, qui fait à Paris le charme des relations du monde.
D’elle à moi, et réciproquement, il y avait toujours quelque inadvertance, quelque méprise qui nous condamnaient à des explications, à des excuses, à des réparations interminables.
Un exemple, entre mille, fera comprendre ces sortes d’accidents.
(…)
L’autre soir, fort heureusement, errant dans les salons d’un des premiers fonctionnaires de l’édilité parisienne, et tandis que j’admirais l’étrange cohue dont il les avait peuplés sous prétexte de bal, j’aperçus Madame de °°° debout, très-rouge et les yeux baissés (…) les paroles que de temps à autre elle semblait adresser à sa voisine, et les dédaigneux regards par lesquels celle-ci se bornait à lui répondre.
Je trouvais moyen, non sans peine, d’arriver assez près de cette altercation presque muette pour savoir de quoi il s’agissait :
- Vous connaissez Madame Cliquot ? Demandais-je tout bas à Madame de °°°, que cette question fit tressaillir et dont les joues se couvrirent d’un incarnat encore plus vif.
- Je n’ai pas cet honneur, balbutia-t-elle à voix baisse et sans oser relever les yeux… j’ai quitté un instant ma place, que Madame a prise, et, n’en pouvant trouver une autre…
- C’est ça ! Interrompit brusquement Madame Cliquot en se posant de trois quarts avec la majesté d’un tambours-major offensé ; parce que Madame n’a pas de place ailleurs, il faudrait que je me dérangeasse ? Ce serait gentil ! Non, Madame, continua-t-elle en traînant sa voix, qui rappelait en ce moment les doux sons d’une flûte entourée… J’en suis bien fâchée, Madame, ce n’est pas ici comme au spectacle, Madame… Les places n’y sont pas marquées… On s’asseoit comme ça se trouve, Madame… Et les duchesses comme les autres, Madame !
Je suis certain qu’à ce moment Madame de °°° aurait donné les six plus belles soirées de son hiver pour se trouver transportée dans un salon tant soit peu fashionable et bien policé. Elle reculait instinctivement devant les grosses paroles de la criarde usurpatrice, et se serrait contre moi, tout à fait effarouchée.
Je crus qu’on pourrait intervenir ; mais, aux premiers paroles que je hasardais, Madame Cliquot s’ébouriffa sous ses roses :
- Vous dites, Monsieur ? Répétez-moi encore ça, je vous prie. Vous êtes chargé de placer les personnes ici ? Madame est votre épouse ?
La retraite me parut prudente. Une conférence diplomatique ainsi commencée ne m’offrait ni un très grand charme, ni les moindres chances de succès. Néanmoins, puisque je m’étais mêlé de cette affaire, il fallait en venir à mon honneur, et je dis à Madame de °°°, en la quittant aussitôt, un signe par lequel je lui promettais justice.
L’embarras était de tenir ma promesse. A quelle autorité m’adresser ? Il eût été assez ridicule d’appeler le maître ou la maîtresse de la maison dans un si sot débat. D’ailleurs, l’imposante bourgeoise me semblait assez déterminée pour tenir tête aux plus respectables influences. Nulle part un siège vacant dont il me fût possible de m’emparer pour offrir à Madame de °°°, sinon une répartition, du moins un équivalent. (…)

Les peines d’un tigre :
N’est pas lion qui veut. La meilleure preuve que je puis invoquer à l’appui de cette vérité, c’est que vous êtes tout au plus un tigre, c’est à dire un lion aspirant, un dévorant en expectative…
— Et à qui s’adresse ce discours !
— à vous, à lui, à moi peut-être, à qui vous voudrez, qu’importe ?
Vous n’êtes qu’un tigre. Vous n’entrez dans certains salons que grâce à la protection et en quelque sorte sous le pavillon d’un "exquisité" mieux prouvé que vous ne le serez jamais.
Il répond de vous, il vous cautionne, vous êtes de sa suite, et les portes, qui s’ouvrent à deux battants pour lui, ne se renferment pas tellement vite qu’en vous tenant aux basques de son habit, vous ne puissiez vous glisser à votre tour dans les assemblées fashionables.
Cet homme est devenu votre Providence ; et cela, s’il vous plaît, à charge de revanche : car vous remplacez pour lui le caissier (…) En outre, il vous emploie volontiers comme supplément à son groom (domestique), dont vous payez les gages ; c’est vous qu’il charge de promener ses chevaux quand le mauvais temps, ou des soins plus doux, transforment pour lui ce plaisir en une véritable corvée.
Vous êtes de moitié dans la location de sa stalle au Théâtre-Italien, et comme il est de rigueur qu’il y paraisse les jours d’élégantes solennités, il s’en suit assez naturellement que ces jours-là, vous en êtes exclu.
Cette manière toute léonine d’entendre l’association s’applique à tout, si ce n’est au solde des divers comptes à régler entre vous, et dont il ne réclame jamais la plus petite part.
Que de charmants privilèges ne lui devez-vous pas ?

Retour des fleurs
Tout-à-coup la porte s’ouvrit comme d’elle-même à deux
battants,
et l’on vit paraître la Fée.
Les fleurs tombèrent à ses genoux en versant des larmes,
mais elle les releva avec bonté.
—Entrez, leur dit-elle, pauvres enfants,
venez reprendre auprès de moi la place que vous n’auriez
jamais dû quitter.
Pas une qui ne revît avec délice, les lieux où elle était née,
pas une qui ne se rappelât avec une terreur mêlée de honte,
les heures qu’elle avait passées sur la terre.
La Pensée maudissait les hommes qui, à l’envi les uns des
autres, semblaient se faire un plaisir de la repousser.
L’Aubépine frissonnait en pensant au sécateur.
La Tulipe se demandait comment elle avait pu s’habituer
aux ennuis du sérail.
L’Églantine tremblait intérieurement, qu’en punition de
son escapade,
la Fée ne la forcit à lire les livres qu’elle avait composés
du temps qu’elle figurait parmi les bas-bleus.
Mes filles, [dit la Fée], je pourrais vous faire de la morale,
mais je m’en dispense.
Je lis au fond de votre cœur et je vois qu’il vous adresse
lui-même une semonce que toutes les miennes ne vaudraient
peut-être pas.
Vous vous contenterez désormais d’être fleurs, j’en suis
certaine, si cependant quelqu’une d’entre vous voulait
devenir femme tout-à-fait, elle n’a qu’à le dire.
Je donne ma parole de Fée que son souhait sera exaucé à
l’instant.
Un silence universel accueillit cette proposition.
Maintenant, reprit la Fée, allez vous reposer.
Demain commenceront les fêtes par lesquelles je veux
célébrer votre retour.
Les fleurs crièrent : Vive la Fée !
et défilèrent devant elle.
Il y eut un baise-main général.