Frida, appuyée contre le mur, les paupières à demi closes, écoutait son père jouer derrière la porte. Indistinctement, les sons lui parvenaient telles des couleurs : noir, bleu, jaune... Ou des éléments en désordre : arbre, route, feu, hamac. Il y avait aussi des transparences, de l'eau d'un ruisseau jusqu'aux cascades, des vagues, la pluie. Une note isolée pouvait avoir la consistance d'une larme ou se déployer comme un sourire. Parfois, les accords devenaient des caresses que Frida recevait dans la pénombre, devant le salon, au milieu des guéridons de différentes hauteurs sur lesquels s'entassaient des pots de plantes vertes, fournies et verdoyantes, et un bouquet de grosses marguerites ou d'oeillets d'Espagne. Frida se laissait emporter loin, très loin.
Sous les hourras, les pleurs, les mains et les mouchoirs agités, le bateau se détacha enfin du quai. Sur le pont, au milieu de la cohue, Wilhelm n'eut soudain plus aucune pensée, toute la tension qui avait précédé le départ d'un coup tomba. tel un étendard, seule la dernière phrase que lui avait dite son père tremblait dans le brouillard de sa tête vidée :
"Ich bin bei dir. " (Je suis avec toi.)
Un rêve sans espoir est un rêve qui tue.
Chaque larme est une fragmentation de la vie.
Il y a notre mémoire. Et la mémoire transmise. Celle qui depuis nos débuts nous suit, et celle de ceux qui nous ont précédés. Les deux, chaque jour, diffusent leurs traces en nous, doux trésors ou lot de souffrances et de peines, qui elles aussi balisent nos chemins et ouvrent des voies.
Un jour, j'ai découvert le visage de Marina. L'expression un peu triste de ses traits et ses yeux qui me regardaient bien en face m'ont guidée vers ses mots.
(Préambule à "L'espérance est violente, évocation de Marina Tsvetaïeva)
Frida était résolue à peindre son univers, réel ou symbolique, sans qu’aucune contrainte morale ou esthétique vînt l’entraver. Dans sa douleur, Frida était libre.
Après l'accident, elle avait eu si peur de mourir. Puis elle avait espéré, de toutes ses forces, elle avait lutté. Elle vivait ses quarante ans comme un fardeau, n'ayant même plus envie d'aimer, n'espérant plus.
A plusieurs reprises, les médecins lui avaient laissé entendre qu'une part de ses souffrances physiques, elle les avait surtout psychosomatisées. Les séquelles de la poliomyélite étaient certaines, tout comme celles de l'accident, mais elles trouvaient en Frida un écho anormal. Elle essayait de comprendre. Qu'avait-elle amplifié ? Pourquoi ? Elle sentait, indistinctement, comment son état pouvait être une pression affective vis-à-vis des autres. Combien, au départ, elle l'avait vécu de façon alarmante, allant jusqu'à se convaincre d'une fatalité dont elle n'avait plus pu ensuite se défaire. Cette douleur, cette angoisse permanente avait contribué, bizarrement, à ce qu'elle se sentît toujours en vie. Ne rien sentir, après avoir frôlé la mort, c'eût été comme mourir.
La peinture a rempli ma vie. J’ai perdu trois enfants et une autre série de choses qui auraient pu remplir mon horrible vie. Tout cela a été remplacé par la peinture. Je crois qu’il n’y a rien de mieux que le travail. (p. 306, Frida Kahlo, citée en exergue du chapitre 47, “L’Attachement”).
C'est du fond d'elle que la peinture lui vint. Elle coulait de ses eaux mentales, de sa mémoire, de son imagerie intérieure, des images extérieures que son histoire avait intégrées. De son corps, par ses plaies ouvertes, la peinture débordait, sortait de Frida.
J’espère que la sortie sera joyeuse et j’espère ne jamais revenir. (p. 394, Frida Kahlo parlant de sa mort, citée au chapitre 59, “Le Dernier mot”).