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Citation de oran


Albert Camus l’Algérien par Morvan LEBESQUE , publié le 2
3 octobre 1957, dessin de Pol Ferjac.

(…) Le jour où Albert Camus ira là-bas recevoir son prix, le drapeau tricolore flottera sur l’estrade, et ce sera justice : aucun écrivain vivant n’a plus amoureusement enchâssé notre langue dans ce que Proust appelle « les anneaux d’un beau style ». Oui, Camus est Français, et écrit en français, et c’est la France, en sa personne, qui reçoit le prix Nobel. Et pourtant Camus est seul, doublement seul, et comme une patrie à lui seul. Par le fait qu’il est né en Algérie, d’abord ; et ensuite, parce que toutes les valeurs dont il se réclame sont aujourd’hui sacrifiées par la violence.
Quel symbole et quel crève-cœur !
A l’orée d’un continent baigné par une mer civilisatrice, des hommes avaient reçu, de ce que les uns nommeront Dieu, d’autres l’Histoire, une mission et une chance exceptionnelles. Deux races, deux mondes s’étaient rejoints là, et qu’importait après cent ans, que ce fût par une conquête ? La conquête appartient au passé. N’eût-il pas été sage de comprendre l’admirable situation née de cette rencontre ? N’eût-il pas été raisonnable d’accepter le cadeau miraculeux et de forger ici la fraternité de l’Europe et de l’Afrique, mieux encore : de prouver ici, par l’exemple, que des races ne sont rien et que l’homme ne peut subsister qu’en vivant en paix avec l’homme ? Au lieu de cela, de cette terre de destin, on a fait un champ de bataille. D’un côté, on a parlé en propriétaires, en maîtres, et de l’autre on a déshonoré jusqu’au mot indépendance en massacrant des innocents.
A l’entêtement paresseux et sans génie ont répondu les assassinats, les gorges et les nez coupés, l’appel à une guerre médiévale. Et au centre de ce combat, dis-je, un homme : Albert Camus. Le seul à savoir ce qu’il fallait faire, parce que cette science vient de l’esprit et du cœur. Oui, en couronnant Albert Camus, le prix Nobel a couronné l’Algérien. Un solitaire désespéré.
Pourquoi le taire ? Au Canard, nous aimons beaucoup Albert Camus. Nous l’aimons pour mille raisons (…)
Or j’ai en ce moment sus les yeux une coupure de presse et une photo. La coupure de presse – six lignes – m’apprend qu’en déblayant une des maisons de la Kasbah d’Alger – détruite l’autre semaine par ordre, et cette destruction entraîna l’explosion de bombes cachées – on a retrouvé le cadavre d’une femme et d’un gosse ; et le rédacteur de l’article, sans plus s’émouvoir, ajoute qu’il doit bien encore y avoir deux ou trois cadavres d’Arabes sous les décombres. Quant à la photo, elle représente une petite fille française de onze ans, en sarrau d’écolière, assassinée par les fellagas. Assassinée est un euphémisme. On a tué ses parents sous ses yeux, et puis on l’a violée, et puis on lui a fort savamment séparé la tête du tronc avec un couteau. Peut -être tout cela est-il « de bonne guerre » ? Gentils proverbes, à la rescousse ! « A la guerre, comme à la guerre ». « On ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs » et « Qui veut la fin, veut les moyens ». Mais moi, je songe à ces enfants qui sont morts avant même d’avoir l’âge de savoir pourquoi les hommes se font la guerre (…)
Un charmant écrivain plein d’esprit et de talent e don je sais, par ailleurs, qu’il est le plus doux garçon du monde, raille Camus et l’appelle : « l’homme à la conscience entre les dents » Et, bien sûr, rien n’est plus ridicule qu’une conscience – même comme c’est le cas, lorsqu’elle est parfaitement lucide, car l’avez-vous remarqué ? Jamais Camus n’a marché dans un seul bobards philosophiques et politiques à la mode, jamais, il n’a eu à se repentir d’avoir « adhéré » à quoi que ce fût, jamais on ne l’a entendu crier « Vive ! » ou « A mort ! » avec la foule infantile, jamais il n’a sombré dans les manichéismes de droite ou de gauche, voyant tout blanc les uns et tout noirs les autres ; jamais, enfin, il n’a pris le Social pour un dieu omnipotent capable de résoudre tous les problèmes. Mais passons. En admettant qu’une conscience soit ridicule à brandir entre les gencives, elle est tout de même plus inoffensive qu’un couteau. Or, chers esthètes, ce siècle ne vous laisse plus le choix : il n’y a plus de belles bouches d’or vides, il n’y a plus que l’alternative de la conscience et du couteau. Ce couteau que la petite fille, folle d’épouvante, aperçut levé sue elle dans la main du fellaga qui l’avait violée. Ce couteau qu’on n’écartera pas seulement avec d’autres couteaux, mais avec la conscience, lucide et constructive, de quelques-uns.
C’est pourquoi, en ce jour où l’on fête un Français d’Algérie Prix Nobel, je voudrais bien qu’on ne se contentât pas de lui tresser des couronnes. Je voudrais bien que l’on commence enfin, à l’entendre. »
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