Louis de Fourcaud

Il était donc fatal que les différentes nuances de l'idée bourgeoise et de la vie des bourgeois, sous Louis XV et Louis XVI, eussent leur expression dans la peinture. Ainsi en fut-il. Une école de peintres bourgeois sortit de terre, que dominèrent deux maîtres fameux : Jean-Baptiste-Siméon Chardin et Jean Greuze. Tendances et talent, ces artistes en qui certains caractères essentiels de leur époque se reflétaient, ne se ressemblaient point. L'un était le franc bourgeois, fruste, sensé, loyal, cordial, peignant avec simplicité l'humble existence ; l'autre un philosophe inquiet de moraliser à propos de tout, jusque dans la volupté même, et s'évertuant à tirer des leçons larmoyantes du spectacle arrangé par lui des petites moeurs. Tous les deux ont marqué leur rang et rempli leur tâche ; mais combien supérieur apparaît Chardin !

La vie de Richard Wagner est si nourrie de faits importants, si riche d'idées et d'initiatives, si pleine de desseins poursuivis, si fermement équilibrée en ses évolutions, et, par là même, si hautement enseignante, qu'elle nous apparaît tout ensemble indispensable à connaître et impossible à condenser en quelques pages. Ce qu'il convient de tenter, ici, c'est moins, d'ailleurs, une biographie en règle du maître saxon, devenu un éveilleur de pensées universelles, et un examen rigoureux de son répertoire, qu'une introduction à l'étude méthodique de son développement.

Aussi bien s'élève-t-il au-dessus de tous dès qu'il aborde les menus faits de là vie coutumière. Grand peintre et petit bourgeois, il traduit les petits bourgeois en grand peintre et nous verse en leur intimité. Par un Flamand, pas un Hollandais n'a mieux senti, ni plus significativement exprimé, comme sans y penser, la commune existence. Mais impossible de le confondre avec un étranger. C'est exclusivement à la bourgeoisie de France qu'il se consacre et il la voit de l'œil le plus sain et le plus français. — Or, ceci m'amène à préciser en quelques traits les façons dé vivre du Tiers État, de ce troisième ordre de la nation qui est le milieu de Chardin et qui, sortant de l'ombre par degré, sera, demain, la nation même.

Je n'ai pas fait l'apologie du sculpteur bourguignon. Un homme de sa complexion s'offre aux historiens et repousse les apologistes. Les faiblesses qu'on découvre en lui ne le diminuent pas : elles font partie de son individualité presque à l'égal de ses qualités mêmes. On n'a pas le droit de les dissimuler. L'époque n'est plus où Ton faisait de la vie d'un artiste un roman de vérité embellie à plaisir: nous y voulons voir la révélation de son humanité complète, corrélative à celle de ses contemporains qu'elle résume, élargit et relève, mais aux détails de laquelle elle participe aussi sans cesse.

J'ai eu l'honneur d'approcher le grand homme et de m'entretenir avec lui de ses manières de voir, tant à l'endroit de l'art de son pays que relativement aux arts étrangers. Le rêve ne l'effleurait pas, d'absorber toutes les écoles en une seule, aux productions invariablement inspirées des siennes et traitées comme en pastiche. Il déclarait, au contraire, que chaque artiste, ne pouvant posséder à perfection que les qualités de sa race, est tenu de les exalter en lui autant que possible par la haute conscience qu'il en prend, en les ramenant de son mieux à leur véritable essence ; que chaque nation doit- se reconnaître en ses artistes, se refléter dans leurs œuvres comme dans un très clair miroir, vérifier, purifier, fortifier le caractère d'humanité qui lui est propre, et, par le fait, retrouver sa primitive foi en la vie ; que les actes, différenciés, de peuple à peuple, par les traits qui différencient, de génération en génération, les peuples mêmes, se rencontrent, s'ils sont naturels, sur le terrain de la sincérité humaine; que l'oeuvre d'art n'est jamais, en somme, que la proclamation de la pensée de tous, avouée ou surprise, condensée par un seul, et la transposition du réel dans l'idéal; enfin, que l'art est, par excellence, l'instrument d'éducation et de régénération de la collectivité sous l'influence de l'individu.

Richard besogne secrètement pour s'emparer de la scène en qualité d'auteur ; son frère aîné, Albert, un instant étudiant en médecine, veut être acteur et chanteur; ses trois sœurs Rosalie, Louise, Clara, sont comédiennes et cantatrices. L'engagement de Rosalie au Théâtre municipal de Leipzig, en 1827, ramène toute la famille en cette ville. Au collège Nicolaï, où Richard est appelé à terminer ses études, on le juge si faible, que, venant de suivre son cours de seconde à Dresde, il n'est reçu qu'en troisième, après examen. Tel est le résultat scolaire de sa longue fièvre poétique. La déconvenue engendre en lui un incroyable dégoût de l'école, sans le décourager de ses aspirations. Après tout, il a assez travaillé pour avoir un fonds d'instruction solide. S'il se laisse prendre, à la Nicolaïschule, pour une nature négligente et paresseuse, c'est que l'orientation doctrinale qu'on lui donne ne saurait le conduire à rien et que l'orientation esthétique qu'il s'est donnée est peut-être
illusoire. L'heure est proche où ses puissantes facultés
reconnaîtront dans la musique, pénétrée en son essence et
en son pouvoir, l'élément nécessaire à leur épanouissement.

Une danseuse comme Léontine Beaugrand ne cherche pas à étonner une salle des difficultés qu'elle surmonte, elle ne vise pas à éblouir les spectateurs de ses pirouettes folles ou de ses coups de reins exaspérés. Tout au contraire, elle se préoccupe de mettre de l'aisance en tout ce qu'elle fait, d'équilibrer ses phrases chorégraphiques, de graduer ses effets, de motiver et de moduler l'imprévu. Son principal objet, c'est de bien exprimer le sens des situations, de même que nos anciens compositeurs songeaient, par dessus toute chose, à écrire la mélodie des paroles qu'on leur confiait.

Nous savons un trait de sa jeunesse où se fait juger sa mâle et simple dignité. Ses.parents, désireux de le marier, lui ont ménagé, dans une réunion amicale, la rencontre d'une douce jeune fille de sa condition, Marguerite Sainétard, dont le père est marchand et passablement aisé. Le mariage se décide, sous la réserve qu'on laissera au fiancé le temps d'acquérir une position sortable. Jean-Siméon a plus de sagesse que de passion ; il est sensible et même tendre, point du tout romanesque ; mais la jeune fille s'attache à lui avec l'ardent abandon d'une poitrinaire..

Si Léontine Beaugrand n'avait été qu'une ordinaire ballerine, experte seulement à se déhancher, à tourbillonner sur elle-même, à traverser une scène en quatre bonds, je n'aurais souci d'elle, non plus qu'on n'a souci des vieilles lunes et des roses fanées ; mais son art était différent, et elle a représenté autre chose. Elle reste, à mes yeux, l'incarnation suprême de cette légèreté pudique, de cette grâce choisie, de cette élégance rythmée, qui n'appartiennent qu'à la France, et dont l'expression achevée s'appelle:
la danse française.