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Critiques de Marshall Sahlins (2)
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Sur les rois

Avec ces sept articles consacrés à la royauté, les anthropologues américains David Graeber et Marshall Sahlins explorent la signification réelle du pouvoir.

(...)

Une somme incontournable pour quiconque s’intéresse aux origines de la souveraineté et aux mécanismes du pouvoir.



Article (très) complet sur le blog de la Bibliothèque Fahrenheit 451 :
Lien : https://bibliothequefahrenhe..
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La nature humaine : une illusion occidentale

L'homme est un loup pour l'homme. Combien de fois cette citation, que l'on attribue au philosophe Thomas Hobbes – mais qui remonte au moins à Plaute – a pu être utilisée pour expliquer l'état actuel du monde ? Rien de plus irritant que ces apprentis philosophes qui usent et abusent de cette antienne – inconscients qu'ils sont que les philosophes ne s'expriment plus en ces termes au moins depuis Rousseau – pour justifier leur individualisme étriqué dans le monde du travail, leur conformisme face à la société de consommation, ou leur résignation face aux attaques sociales actuelles comme leur fatalisme politique machinal.



C'est donc, à travers cette sentence, aux « fanatiques de l'égoïsme évolutionniste » que s'attaque le petit ouvrage (une centaine de pages) de l'anthropologue américain Marshall Sahlins, plus connu comme l'auteur d'Âge de pierre, âge d'abondance, qui défraya la chronique en son temps en présentant les sociétés primitives comme des sociétés d'abondance.











« Les occidentaux sont hantés par le spectre de leur nature ». Ainsi commence cet essai, ainsi le ton est-il donné. Premier point : cette nature humaine n'est pas si « naturelle » que cela. Il s'agit d'un concept qui a une histoire vieille de 2,5 millénaires, sinon plus. En outre, cette question de savoir si la nature humaine est bonne ou mauvaise n'est pas si universelle. Cette métaphysique semble même absente de la tradition spirituelle orientale qui ne semble pas faire une distinction aussi radicale entre nature et culture.







Marshall Sahlins nous propose donc de faire l'archéologie de ce schème de réflexion omniprésent, jusque dans les sciences sociales. Je me conformerai dans cette présentation à la chronologie, comme l'auteur le fait partiellement bien qu'il s'accorde quelques digressions conséquentes au fil de son analyse. Digressions que je réserve pour la fin de cette présentation.















Sahlins fait remonter son enquête à la Grèce antique. Il attire notre attention plus particulièrement sur la narration de la révolte de Corcyre (435 avant notre ère) par Thucydide. L'historien athénien veut y voir l'un des points de départ de la tragédie de la Guerre du Péloponnèse. A la relecture du chapitre en question (Histoire de la Guerre du Péloponnèse, III-70 à III-85) on comprend que ce n'est pas tant l'histoire de cette révolte qui importe que la réflexion qu'elle suggère à Thucydide. Dans cette révolte, deux partis s'affrontent : les démocrates et les aristocrates. Les premiers font appel aux Athéniens tandis que les seconds se tournent vers Corinthe dont Corcyre est dépendante. Chacun prenant à son tour l'avantage, les luttes fratricides s'intensifient, et les massacres sont légions, y compris au sein d'enceintes sacrées.



Après avoir relaté ces terribles événements, Thucydide interrompt son récit pour brosser le portrait de l'homme dans ces moments particuliers de crise (III-82 à III-85). Il élargit son propos aux autres cités plongées dans la Guerre du Péloponnèse.



La stasis, comme l'appellent les grecs, est pour eux ce moment critique où tout bascule : les institutions ne sont plus rien, les lois, la morale, tout ce qui a fait la fierté de l'homme semble anéanti. Selon Thucydide, dans cette surenchère de violence l'homme atteint un état de bassesse tel que « le sens ordinaire des mots change […] Dans les cités, les chefs de l'un et l'autre parti se paraient de beaux principes ; ils se déclaraient soit pour l'égalité politique du peuple, soit pour une aristocratie modérée. En paroles, ils n'avaient pour but suprême que l'intérêt public ; en fait ils luttaient par tous les moyens pour la suprématie […] L'audace irréfléchie passa pour un courageux dévouement à l'hétairie ; la précaution prudente pour une lâcheté qui se couvre de beaux dehors. Le bon sens n'était plus que le prétexte de la mollesse ; une grande intelligence qu'une grande inertie... » (Thucydide, Hist. G. P., III-82). L'homme a tout perdu, même le sens de son discours.



Sahlins fait le rapprochement avec la paradiastole, figure rhétorique qui relève un conflit de valeurs à propos d'un même terme. L'injustice se couvre inéluctablement par une hypocrisie d'autant plus volubile qu'elle est immorale. On cesse de respecter le sens des mots. On pense aujourd'hui au gouvernement En Marche qui présente comme des réformes (donc censé améliorer ce qui en est l'objet...) ce qui est une véritable entreprise de destruction de l'ensemble des services publics. De la même manière, la réduction des aides sociales est présentée comme une lutte contre le chômage, alors qu'il s'agit d'une attaque contre les chômeurs eux-mêmes.











Si la stasis agit effectivement comme un révélateur de la nature malsaine des êtres humains, la question se pose donc en ces termes depuis Thucydide : comment faire en sorte que des hommes fondamentalement mauvais vivent ensemble au sein de la société ?







Deux positions antinomiques vont se cristalliser pour répondre à ce dilemme. D'un côté, on affirme la nécessité d'un pouvoir absolu, de l'autre on vante l'isonomie (égalité des citoyens). Deux réponses qui se fondent sur un même postulat : la méchanceté de la nature humaine. L'auteur rejoint le philosophe italien : « Selon Agamben, notre anthropologie s'est toujours adossée, depuis la fin du Vème siècle, à la vision pessimiste que les sophistes avaient de la nature humaine ».



Dès les premières pages de l'ouvrage, l'auteur annonce ces deux positions, dont il présente les formulations théoriques de Thomas Hobbes et de John Adams comme les plus abouties. Hobbes représente bien entendu le pouvoir absolu tandis que John Adams est l' « apôtre de l’équilibre des pouvoirs ».



Ce qui peut surprendre ici, ce qui va en tout cas contre le sens commun, est que la critique porte sur les deux tendances. C'est dire que le courant que l'on qualifie de démocrate ou de républicain est présenté comme reposant sur une conception négative de la nature humaine. Ce qui va contre une idée généralement admise selon laquelle leurs plus ardents défenseurs sont des humanistes.











De ces deux philosophies, il va en montrer les présupposés dont il fait remonter les origines à Thucydide et aux sophistes.







Ce sont probablement les sophistes qui ont les premiers travaillé à faire la distinction entre nature et culture, entre ce qu'ils appelaient nomos et physis. Comme Giorgio Agamben, Sahlins voit en eux l’origine de l'opposition entre état de nature et société chez les penseurs modernes (Hobbes, Rousseau…)



On observe à cette époque un glissement de sens : nomos, qui signifie par convention, tend de plus en plus à se traduire par « erreur » tandis que la nature devient « vérité ». L'opposition nature/culture devient l'opposition entre : « la vérité de la nature et la fausseté de la Culture ». C'est d'autant plus signifiant que la Physis est perçue chez les Grecs comme immuable, inaltérable, tandis que la culture relève de la convention, du choix humain.







Une conséquence importante est que, dès lors, tout ce qui est perçu comme naturel ne relève pas de notre responsabilité. La distinction nature/culture, et sa jonction avec l'idée d'une nature humaine méchante permet donc de déresponsabiliser en partie l'être humain.











L'auteur analyse ensuite la pensée médiévale. Fondé sur l'idée de péché originel, il y a un consensus quasi universel (en Occident tout au moins…) sur la nature humaine décrétée méchante, égoïste, sauvage.



L'augustinisme politique, la doctrine de saint Thomas d'Aquin, la pensée de Dante, comme la philosophie de Machiavel présupposent également une telle nature humaine. Le rôle du gouvernement est unanimement perçu comme une nécessité pour réprimer la bestialité humaine. C'est toute la signification de ce mot de Saint-Augustin : « Les méchants seront maîtrisés, et les justes pourront vivre en paix parmi les méchants ».



Sahlins constate un écart flagrant avec la doctrine aristotélicienne. Aristote considérait que c'est par nature que l'homme vie en société. À l'inverse donc Saint-Augustin fait de cette nature sinon l'ennemi, du moins un réel obstacle à la vie en société. Pour combattre l'augustinisme, Saint-Thomas va certes reprendre l'idée que l'homme est un animal politique, mais ce sera pour la réduire aux seuls besoins économiques. Et cette réduction - l'idée que la société trouve son origine dans les besoins matériels – aura une grande postérité... jusqu'aux sciences sociales modernes en passant par les matérialistes des Lumières (Helvétius, le baron D'Holbach, etc).











Après cette analyse des diverses positions des penseurs du Moyen-Âge l'auteur évoque le courant pré-humaniste en Italie, l'époque où s'esquisse un mouvement vers l'autonomie des villes en Italie (Milan Gênes, Bologne, Florence...). S'inspirant de l'égalitarisme des Evangiles, où l'homme est présenté comme l'égal de Dieu, les hommes deviennent des citoyens actifs, se prescrivant à eux-mêmes leurs lois, et n'ayant plus à se prosterner devant un tyran.



Ce mouvement, comme après lui l'humanisme, propose donc une vision égalitaire, isonomique mais basée sur une conception de la nature humaine positive. C'est donc une association nouvelle, que pourtant l'auteur n'aborde que très (trop ?) rapidement, préférant clore ce chapitre avec Machiavel.











Plus à l'aise, ou plus nourri de leur pensée que de celle des révolutionnaires français, l'auteur ouvre ensuite un chapitre sur les pères fondateurs américains, notamment James Madison et Alexander Hamilton, tous deux critiques du pouvoir absolu et théoriciens de l'équilibre des pouvoirs.



L'auteur rappelle que James Madison n'avait de cesse de proclamer la nécessité de maîtriser l'avarice et la cupidité des hommes. Ce débat sur la cupidité en était devenu « l'une des grandes rengaines des débats constitutionnels ». Dans les différents discours de l'époque, Sahlins relève la redondance des affirmations dirigées contre les masses indisciplinées par les membres des classe possédantes qui pensaient, comme Madison et John Locke, que la protection de la propriété privée était la fin première du gouvernement. À propos de ce droit de propriété, l'auteur souligne malicieusement la contradiction : « entre la peur des pères fondateurs envers l'égoïsme insatiable de l'homme, et leur désir, en tant que possédants et entrepreneurs, de l'inscrire dans la Constitution ».











Tandis que la théorie de Hobbes s'embourbe dans sa contradiction (comment se pourrait-il que, si c'est la peur qui mène les gens, ce soit la raison qui fonde l'Etat?), les pères fondateurs s'intéressèrent à la doctrine d'Adam Smith dont l'idée de main invisible s'avère parfaitement en phase avec le capitalisme.



Il faudrait laisser libre cours à toutes ces énergies individuelles pour que la société idéale émerge. Hamilton s'appuie, lui, sur les passions. Il faut cultiver les sentiments patriotiques et l'impérialisme, une façon d'orienter les passions non plus l'un contre l'autre, mais dans un seul et même sens.







A partir du 20e siècle, les choses bascules, les mœurs se renversent. A tel point que l'on peut parler de paradiastole moderne. L'égoïsme prend une connotation presque morale. Il devient «une condition nécessaire de la prospérité des nations ». Cette idée, déjà présente chez Hobbes, Swift ou Mandeville, prend une ampleur inconnue jusque là.



L'individualisme, l'amour de soi devient respectable. Cette tendance peut s'appuyer sur les philosophes matérialistes (D'Holbach, La Mettrie, Helvétius), car, comme on l'a vu, pour eux, la cupidité des hommes, loin de les plonger dans l'anarchie, les rassemble en société. On peut remonter plus loin encore et dénoncer une déformation, une interprétation réductrice et fallacieuse, de l'idée aristotélicienne d'animal politique déjà amorcée par Saint-Thomas.







Ce courant, qui se présente comme réaliste, parce que reconnaissant ce qui gouverne vraiment le monde, sorte de Realpolitik appliquée au sein d'une nation, est décrit par l'auteur comme un désenchantement du monde mais qui ne va jamais sans son double : l'enchantement de la société par le matériel. C'est dans le matériel que passe désormais tout le symbolique, que sont fantasmées les nouvelles valeurs du monde (argent, consommation..). Une nouvelle forme d'aliénation donc.











Après cette mise en perspective historique de l'idée d'une nature humaine « malsaine », qu'est-ce que l'anthropologie peut nous apprendre ?







L'auteur ironisera sur l'expression galvaudée « l'homme est un loup pour l'homme » : « Quelle calomnie pour ces loups grégaires, eux qui savent ce qu'est la déférence, l'intimité, la coopération, d'où leur sens de l'ordre inaltérable ! Car après tout, nous parlons de l'ancêtre du meilleur ami de l'homme ».



Le scientifique prend alors la parole pour rappeler que l'anthropologie est l'étude de la communauté fondée sur la parenté. L'opposition entre nature et culture est devenue problématique avec l'apparition de l'État qui empiète nécessairement sur les liens naturels de parenté. L'auteur évoque « des conflits violents entre l'État et les structures de parenté ».



Mais du coup on remarque qu'il ne s'agit plus d'un intérêt personnel, égoïste, comme le veulent les tenants d'une nature humaine méchante. Ceci en est même un point totalement occulté. L'anthropologie a bien mis en évidence des liens d'autorité mais également des liens de réciprocité, d'assistance mutuelle, de solidarités ; « les études ethnographique parlent d'un moi interpersonnel ».



L'auteur attire aussi notre attention sur le fait que nombre d'études anthropologiques et ethnographiques montrent que : « pour la majeure partie de l'humanité, l'égoïsme que nous connaissons bien n'est pas naturel au sens normatif du terme : il est considéré comme une forme de folie ou d'ensorcellement, comme un motif d’ostracisme, de mise à mort, du moins est-il le signe d'un mal qu'il faut guérir. La cupidité exprime moins une nature humaine présociale qu'un défaut d'humanité ».



Qui sont alors les plus réalistes ? Ceux qui se complaisent à tenir la nature humaine pour fondamentalement égoïste ou ceux qui comprennent qu'il n'y a pas de nature humaine, que « la culture est la nature humaine » ?







Il faut enfin le comprendre : la nature humaine relève plus du fait culturel qu'autre chose : « Il n'y a rien de plus pervers dans la nature que notre idée de la nature humaine. C'est une invention culturelle, purement et simplement. »







On réalise donc, vers la fin de cet essai, que l'auteur ne propose aucune sorte de révélation sur la nature humaine puisque Rousseau ne disait pas autre chose lorsqu'il affirmait que la quintessence même de l'homme est sa perfectibilité.



Bien sûr Marshall Sahlins dispose d'un matériau ethnologique et anthropologique nettement plus conséquent que le philosophe des Lumières et ses contemporains. Ceux-ci se basaient en effet sur les descriptions des sauvages de contrées lointaines rapportées depuis deux siècles dans les carnets de voyages des explorateurs. Documents d'où est sorti par ailleurs le mythe du bon sauvage. Certains en conclurent et défendirent l'idée d'une nature humaine bonne. Mais, et Rousseau ne dit pas autre chose, c'est être naïf, c'est rester dans la même optique que ceux qui affirment le contraire.



Il ne s'agit pas de savoir si la nature humaine est bonne ou mauvaise, mais de comprendre qu'elle est d'abord culturelle, en devenir...











Comme Marshall Sahlins le constate, et l'explique, notre conception occidentale reste pourtant convaincue d'une nature humaine fondamentalement mauvaise. C'est si imprégné dans notre mentalité, qu'inconsciemment nous nous masquons les faits qui ne rentrent pas dans cet ordre des choses :



« Que faire de tout ce matériau ethnologique qui montre le contraire ? Partout dans le monde, d'autres peuples ne considèrent pas les enfants comme des monstres-nés et ne se sentent pas contraints de domestiquer leurs pulsions bestiales […] En réalité, les anthropologues connaissent peu de sociétés, à part la nôtre, où la socialisation implique de domestiquer les dispositions anti-sociales inhérentes à l'enfant ».



Quel contraste entre ces enfants considérés comme une humanité en devenir tandis que l'enfant né en occident suggère l'animalité à domestiquer !







L'auteur conclut : « la nature animale et égoïste de l'homme est sans doute la plus grande illusion qu'on ait jamais connu en anthropologie »







« La civilisation occidentale est construite sur une vision pervertie et erronée de la nature humaine […] Ce qui est vrai en revanche, c'est que cette fausse idée de la nature humaine met notre vie en danger.











S'il l'on ne peut que convenir avec Sahlins qu'il faut se débarrasser de ce préjugé encombrant et inutile, la question reste : comment ?



Force est de constater que ce paradigme se concilie à la perfection avec les besoins du système, faisant même partie des rouages du mécanisme social qui fait qu'une petite minorité domine la majorité en jouant la carte des passions (sociales, ethniques, identitaires, etc.)
Lien : http://philo-analysis.over-b..
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