La saga des émigrants,
Vilhelm Moberg
L'avis d'Armelle Bayon de la librairie Espace Culturel Leclerc (Conflans-Sainte-Honorine)
Tout ce qui est lointain est dangereux, alors que le pays natal offre la sécurité de ce qui est familier.
Qu'est-ce que la mort peut bien nous répondre? Il serait sage de ne pas trop se fier à son message. Peut-être qu'il n'y a pas de message du tout. Je me représente la mort comme le canon d'un fusil pointé sur moi, un long canon de fusil qui va d'un bout de la terre à l'autre. Où que je me trouve, où que j'aille, quoi que je fasse, l'orifice du canon est dirigé sur mon corps. La mort vise, mais elle ne fait pas que viser. Un jour, le coup de feu partira, personne ne sait quand, mais ce que je sais surement c'est qu'il partira.
Elle poussa le soupir le plus long et le plus agréable que peut pousser un être humain : celui du soulagement.
Dans les régions les plus saines, les Indiens vivaient si longtemps qu'ils ne mouraient pas comme les gens d'ici: ils se desséchaient petit à petit au point de finir par être si légers que le vent les emportait.
Mais, pour chaque pin abattu et transformé en mât, il en est une centaine qui restent sur place, à jamais condamné à la triste et pénible existence de leur lieu d'origine. Ils y passent cinquante ou soixante ans, puis sont abattus et taillés pour en faire du bois de charpente ou de construction qui prendra place dans une maison, une grange ou une étable. Ils restent dans cet état humiliant pendant un siècle ou plus, se couvrent de mousse ou de moisissure, tachés de brun par le fumier, troués presque de part en part par les punaises. Ils pourrissent lentement mais sûrement, sans pouvoir bouger, dans les parois des étables et des écuries. Et, une fois que ce vieux bâtiment a fini se servir et qu'on l'abat, ils se retrouvent à l'état de bois de chauffage, condamnés à brûler et à mourir sous la marmotte d'un paysan faisant cuire des patates pour ses cochons et à partir en fumée, ou plutôt se décomposer dans la cheminée sous forme de suie.
Tel est le sort des arbres qui restent au pays.
Alors que les autres ont la chance de porter des voiles sur les mers. Ils aident les hommes à aller de continent en continent, dans leur recherche de nouvelles terres et de nouveaux foyers. Leurs graciles sommets portent les ailes des navires, ce sont les talons ailés des bateaux à voiles. Ils risquent certes d'êtres brisées avant terme ou de couler et de périr dans des naufrages, sur leurs vieux jours, mais ils ne sont pas réduits en cendres et en suie, sous une marmotte de patates, comme à terre. Et, lorsque le navire qui les porte sombre corps et biens, ils le suivent au fond de la mer et reposent fièrement au fond de la plus grande et de la plus profonde de toutes les tombes au monde.
Tel est le sort des arbres qui prennent la mer.
Ces maudites impulsions ont fait de moi ce que je suis, elles ont fait de ma vie un enfer. Je ne comprends pas pourquoi j'y ai cédé, encore et toujours. Maintenant je vais regretter, une fois de plus. Je vais encore les connaitre, ces journées lourdes et pénibles. Regretter, c'est comme si on se vautrait sans cesse dans sa propre humiliation, c'est comme si on lapait sans cesse ses propres vieux crachats. C'est ça, l'enfer.
Dieu était dur envers les hommes et ceux-ci, à leur tour, étaient durs envers les animaux.
Les maisons grises ne se dressaient guère au-dessus du sol, mais elles étaient bâties pour durer des siècles et les gens passaient leur vie entière, depuis leur naissance jusqu'à leur mort, sous le même toit d'écorce de bouleau recouvert de tourbe. Mariages, baptêmes et enterrements se succédaient, la flamme de la vie s'allumait et s'éteignait entre les quatre mêmes murs faits de troncs de pin équarris. En dehors des grands événements de l'existence, on ne connaissait guère d'autre péripétie que l'alternance des saisons. Au printemps, le blé en herbe était vert dans le champ, en automne le chaume était jaune. la vie s'écoulait paisiblement, tandis que le paysan voyait se déroule le cycle des années.
Charles O. Nelson leva la tête de son oreiller et regarda à l'extérieur. Il entendait des rires et des cris en provenance du bâtiment qui se trouvait en face de lui. C'étaient ceux de l'enfance, c'étaient de petits êtres qui étaient la cause de ce tapage, dans le verger planté autour de la maison neuve.
C'étaient les petits enfants du vieux Nelson qui jouaient dans leur maison. Le journalier rentré chez lui une fois pour toutes, sa tâche accomplie, entendait les bruits d'une nouvelle génération qui avait commencé à grandir.
Le crépuscule commençait à tomber sur la mer. Autour d'eux, l'eau virait au noir, les nuages descendaient de plus en plus bas et commençaient à dissimuler voiles et manoeuvres, tandis que la brume gagnait lentement le pont. Le monde rétrécissait, on ne voyait plus aucun bateau à la ronde et le petit voilier était soudain seul et abandonné sur cette mer qui s'obscurcissait de plus en plus et d'où on ne voyait plus la côte.