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Critiques de Papa Samba Diop (1)
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La poésie d'Aimé Césaire : Propositions de lecture

Critique de Alain Mabanckou pour le Magazine Littéraire



Professeur à l'université Paris-Est-Créteil, Papa Samba Diop propose une nouvelle lecture de l'oeuvre d'Aimé Césaire, ce «grand poète noir» qui, comme l'écrivait André Breton en 1947 dans la préface à Cahier d'un retour au pays natal, «manie la langue française comme il n'est pas aujourd'hui un Blanc pour la manier». Cette étude est une sorte de tour d'horizon de la poésie de Césaire, destiné à ceux et à celles qui souhaiteraient scruter les méandres d'une oeuvre tentaculaire qui avait pour dessein de parler non pas seulement aux Noirs - comme le penseraient les partisans de la compartimentation -, mais surtout au genre humain. De page en page, Papa Samba Diop formule des propositions de lectures qui sont comme une entreprise « archéologique » débouchant en deux voies d'interprétation : l'angle épique de cette oeuvre qui croise à la fois l'histoire et la poésie, puis un lexique qui décortique les expressions employées par le poète pour dire le monde.

On ne pourrait dissocier l'oeuvre de l'homme. Tel est l'objet de la première partie de l'ouvrage, où les éléments biographiques nous montrent l'émergence du poète depuis son île natale jusqu'à son arrivée en France. Le «destin» mettra Césaire sur la route d'autres grands écrivains de la Martinique qui seront ses professeurs au lycée Schoelcher : Gilbert Gratiant et Octave Mannoni. C'est aussi dans ce lycée qu'il croisera celui qui sera une des grandes voix du mouvement de la négritude - sans doute le poète le plus méconnu des pères de ce mouvement -, le Guyanais Léon Gontran Damas. Puis on retrouve Césaire à Paris, au lycée Louis-le-Grand. Léon Gontran Damas est également en France, et un trio légendaire se formera pour une sorte de révolution de la «pensée noire» : Léopold Sédar Senghor du Sénégal, Damas de la Guyane et Césaire de la Martinique. Damas et Césaire étant «descendants d'esclaves», Senghor l'Africain voudra comprendre la dispersion des feuilles d'un arbre dont les racines sont enfouies dans son continent natal, l'Afrique. Ces «Trois Mousquetaires» vont ainsi échanger leur vision du monde dans différentes revues publiées à Paris, tandis que la rencontre avec les écrivains noirs américains - exilés en France pour fuir la ségrégation raciale aux États-Unis - va consolider leur union en une négritude offensive orientée vers la valorisation des cultures du monde noir. Ce n'est pas un mouvement raciste, puisque des «Blancs», et non des moindres, vont accompagner cette prise de conscience. Jean-Paul Sartre préfacera l' Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Léopold Sédar Senghor, André Breton cautionnera Cahier d'un retour au pays natal de Césaire, pendant que Robert Desnos se chargera de présenter Pigments, le recueil de poèmes de Damas, immédiatement interdit par les autorités françaises pour «atteinte à la sûreté de l'État» - ce poète téméraire demandait aux tirailleurs sénégalais de déserter les rangs de l'armée française !

Papa Samba Diop rappelle donc que le parcours d'Aimé Césaire est indissociable de ceux de ses deux compagnons et, pour illustrer combien l'auteur du Cahier d'un retour au pays natal était une des voix les plus fortes, l'universitaire compulse l'ensemble de son oeuvre poétique réunie par Daniel Maximin et Gilles Carpentier dans un ouvrage paru en 1994 aux éditions du Seuil (1). Comment se caractérise la poésie de Césaire ? C'est la poésie «d'un territoire», mais sans «ancrage national». Césaire parle aux «sans voix», et même si le chant vient d'un Nègre, il touche tout être soumis à l'injustice, à l'infériorité et à l'amoindrissement. La poésie devient alors «l'arme miraculeuse» de ces «damnés de la terre». Chaque recueil publié par Césaire sera une pièce capitale dans la démarche de l'écrivain, en vue de reconquérir ce que les autres civilisations ont volé au monde noir. Dans cet esprit, Cahier d'un retour au pays natal est un acte de dissidence, de prise de conscience d'un peuple qui est passé à côté de son cri, le cri de révolte. Les Armes miraculeuses, recueil très influencé par le surréalisme, opèrent une rupture avec toute poésie « de pure rhétorique ». Il s'agit de s'opposer au présent, aux contraintes de la domination coloniale. Cadastre recommande de «briser toutes les chaînes, physiques ou symboliques», tandis que Soleil cou coupé recouvre plusieurs thèmes chers à l'auteur : les symboles du serpent, la «géomancie et la surdétermination astrale», «la luciole comme élément fécondateur de l'alchimie poétique»... Ici, comme le précise Papa Samba Diop, le chant traverse les frontières, «jusqu'aux confins de la Chine et de l'Inde». Le recueil Ferrements, publié en 1960, dénonce le «rapt» de l'espace - les Antilles - et prône «l'enracinement historique et culturel». Enfin, Moi, laminaire paraît en 1982 alors que le poète entre dans sa soixante-neuvième année. L'écriture est apaisée, mais le refus de la soumission reste pérenne. Le «vieux lion» a gardé ses griffes et n'accepte guère le coup de pied de l'âne.

Ces principaux recueils - auxquels il faut ajouter des textes épars et des éditions supplémentaires accompagnées de textes inédits - fondent une oeuvre dont la structure et la substance dressent le bilan des rêves obsessionnels devant une réalité qui impose continuellement la lutte. C'est une oeuvre traversée à la fois par la nostalgie et l'utopie, l'épopée et la chronique, le religieux et le merveilleux, l'hymne à la Martinique et «l'aubade à l'Universel». Pour Papa Samba Diop, la voix de Césaire est fêlée, cosmique, collective, rythmique, mémorielle, liturgique et sacrée, avec une précision du verbe qui témoigne d'une connaissance entomologique de la langue des «maîtres». D'où la pluralité des registres, allant des «injures» aux «insanités» pour aboutir à une «écriture de l'Apocalypse».

En somme, cette première partie de l'ouvrage souligne une oeuvre orientée vers un espace géographique (l'archipel des Antilles) et confrontée à l'histoire coloniale (la Martinique a été rattachée à la couronne de France dès 1674). Pour atteindre la dimension universelle - et donc sortir de l'espace insulaire -, Césaire convoquera sans cesse les lieux de l'histoire et les mythes fondateurs des civilisations du monde. La cosmogonie et l'histoire africaines sont alors les terrains de la réconciliation, du retour aux sources. Et l'Afrique, dans cette oeuvre tentaculaire, doit s'entendre en un sens plus général, puisque le poète s'appuiera sur des figures emblématiques du monde noir ou de l'espace afro-américain, comme Patrice Lumumba (Congo) ou Toussaint Louverture (Haïti). Une telle démarche est forcément chargée de « politique » et d'engagement, mais cela était perceptible depuis le premier texte de l'auteur, Cahier d'un retour au pays natal.

La deuxième partie de l'ouvrage nous familiarise avec le «lexique de la poésie de Césaire». On y découvre des mots, des mythes, des expressions ou des lieux qui traversent son univers poétique. Organisées en ordre alphabétique, les entrées nous rappellent le sens originel de ces mots et expressions, et leur emploi dans les différents recueils. Par exemple le mot «négritude» que Césaire emploiera dans Cahier, à la page 23 : «Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu'elle croyait en son humanité». Ou encore, à la même page du recueil, «Nantes» : «Et je me dis Bordeaux et Nantes et Liverpool et New York et San Francisco/pas un bout de ce monde qui ne porte mon empreinte digitale». Ouvrage salutaire, La Poésie d'Aimé Césaire de Papa Samba Diop ouvre de nouvelles perspectives dans la compréhension de l'oeuvre d'un poète dont la parole résonne encore et continuera de résonner parce qu'elle redéfinit notre humanisme.
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