Quai n°5

On s’énerve pas trop. Rester zen. Pas de faux espoir. Rester zen. Je calcule sans calculer. J’espère. Sans espérer. J’ai pas mal. Accoucher doit faire mal. Tout le monde le sait. J’accouche donc pas. C’est évident. Je reste étendue. Et j’attends. Aux aguets. J’ai le cœur qui bat anormalement.
Oh my God ! Oh my God ! Je me lève. Quelque chose coule. J’en suis certaine. Mais est-ce que c’est vraiment du liquide amniotique ? C’est peut-être juste de l’urine. Je cache mal mon énervement. Je veux pas nous faire espérer dans le vide. Espérer dans le vide nous a trop épuisés ces derniers temps. Mais je pense, là, que c’est peut-être aujourd’hui. Jacques a la même réaction que moi. Entre la joie et le refus de se laisser – encore – décevoir.

Donner la vie est la chose la plus naturelle du monde mais demeure, pour celles qui l’expérimentent, une initiation, un baptême. La mère apprend à enfanter en même temps que l’enfant vient au monde. Et cette rencontre, au-delà des statistiques de césariennes, de naissances prématurées ou à terme, reste unique et enracinée dans le corps des femmes. Cette histoire les traverse, les marque, les transforme à jamais. Or, il demeure assez rare qu’on l’entende publiquement et qu’elle devienne objet littéraire. Comme si cet événement devait rester secret, enfermé pour toujours dans le souvenir des mères.

Je m’attendais à accoucher quelque part. Mais ici, c’est pas quelque part. C’est un lieu sans âme. Avec un lit. Des fenêtres. Un évier. Des armoires au mur. Une porte. Une horloge. Je me déshabille. Manteau par terre. On me dit de mettre une jaquette d’hôpital. Dans mes rêves, je disais non à la jaquette d’hôpital pour porter ma jaquette. Dans mes rêves, j’arrivais encore à parler. Mais là, maintenant, je dis OK. Je dis oui. Je dis AYOYE. Mets la jaquette. Mes bobettes blanches tombent au sol. Pleines de sang mélangé à du liquide amniotique. Une odeur. Particulière. L’odeur de la naissance.

On dit que ça s’oublie et on le répète comme un mantra, ces choses qu’on dit pour éloigner la peur, éviter de penser au pire, et ainsi se tisse une filiation du trou de mémoire creusé après, toujours déjà, oublier avant même d’oublier, et moi aussi, ne pas paniquer, ne pas céder à l’envie de garder le bébé à l’intérieur, au désir d’anesthésie, qu’on s’organise pour que je ne vive pas cette douleur-là, qu’on me protège de la terreur.

On dit qu’on oublie parce que la réalité est maquillée par la joie, une fois le bébé bien là, la douleur, le déchirement, la terreur effacés par le bonheur de l’avoir dans les bras, halo de bonheur sauf dans les cas où le bébé n’y est pas, quand ça se passe autrement, quand on paye cher la mise au monde, quand il n’y a pas de madone rayonnante, de calme béni, de merci mon Dieu quelle chance.

On entend dire qu’on oublie comment un corps expulse, comment un corps s’arrache, comment plus rien ne compte à ce moment-là que ce qui doit arriver, plus fort que tout, les éléments, la marée, des vagues sur lesquelles dansent les braves, la puissance majestueuse de l’Atlantique, écume obscure qui menace de dévorer, la peur au ventre.

Dans l’enfantement comme dans les derniers jours de la vie, on sait ce qu’on est en train de perdre, mais on ne sait pas ce qu’on va retrouver.