Anne Vallaeys. Hautes Solitudes.
Deux mille cinq cents personnes habitaient Dieulefit, un village parmi d'autres en Drôme provençale.
Quand la guerre éclata. A l'école de Beauvallon, les 'directrices accueillirent aussitôt les enfants juifs. Et leurs parents, bientôt. À la mairie, une employée d'une vingtaine d'années commença à fabriquer des faux-papiers. D'autres réfugiés arrivèrent, des anonymes, mais des peintres, des poètes, des artistes et des philosophes encore. Et d'autres maisons s'ouvrirent. A l'école, les enfants se serrèrent un peu plus sur les bancs, et la secrétaire de mairie devint une faussaire patentée.
La population grimpa jusqu'à cinq mille personnes. Le bourg accueillait ainsi autant de pourchassés qu'il comptait de natifs. Pas un seul ne sera arrêté. Nul ne sera dénoncé. Pendant les quatre années les plus sombres de notre histoire, ce petit village devint la " capitale intellectuelle de la France ", disait Pierre Vidal-Naquet qui s'y réfugia, enfant. Dieulefit sut désobéir, dire non aux lois iniques.
Il est des vallées, des déserts, des plateaux si inhospitaliers qu'on les dirait habités par une engeance invisible, hostile. "Terres brulées", c'est le terme dont on les affuble dans le jargon militaire. L'île Agua Verde était de celle-là.
Amants des hautes solitudes, non pas sauvages mais différents, gourmands d'oignons blancs, de cébettes, des miels qu'ils dénichent dans les troncs creux, les bergers composent une peuplade timide, effacée.
Quand ils rejoignent la plaine, ils paraissent retranchés, insoucieux des agréments dont jouissent les sédentaires de basse vallée. p130
Mardi 5 septembre, jour J. La voix intérieure murmure : "Pas bouger, pas encore..." Léger mouvement de la nuque. Cathy scrute le rai de lumière dans les plis du rideau. Doré. Bonne météo, confirmation du pronostic télé : soleil, ciel bleu. Évidemment. C'est toujours comme ça la rentrée. Soupirs.
Changement de décor. Nous abandonnons les pâleurs crayeuses striées d'ocre brun, nous pénétrons maintenant dans une symphonie verte, un Eden de gaudres, roubines et prés ponctués de potagers, vergers et lopins maraîchers. Nous cheminons au nord, là où grâce à la bénédiction des eaux abondent les prairies grasses, encloses de cyprès et de peupleraies brise-vent. Les meneurs de troupeaux vénèrent cette profusion d'herbes, fromental, dactyle, lotier, trèfle rouge et blanc, minettes et vesce. A l'automne, ils engraissent cette herbe fine de luzerne, ils sèment sainfoin, barjelade ou pasquier, provende nutritive, croquante, des brebis et des agneaux à la sortie du long hivernage.
Nous progressons une bonne heure sous les ramures immobiles, sans le moindre souffle d’air, sinon le fouet des feuillages s’entrouvrant. A nos pieds, un paysage fardé de verts se dévoile, labours ombrés sous un bleu transparent près des mas, déroulé de collines en fond, bosquets et parcelles tendres. Une croupe sculpte l’horizon, c’est la voilure nacrée des Alpilles, zébrures calcaires dans le ciel écru de trop de lumière. On dirait la mer. Marie m’a rejointe, nous échangeons un regard, les paroles nous paraissent superflues.
Deus fecit, Dieulefit. Quand ils envahirent la contrée, on dit que les Sarrasins s'écrièrent " Allah ba" face à ce décor d'enluminures persanes, Allah pour "Dieu", ba pour " Il l'a fait". Deus fecit ! en latin, bientôt traduit par Deo lo fes, du provençal flamboyant. Pour finir on dira Dieulefit en langue d'oc.