3 questions à Yann Moulier Boutang
Institut français de Valencia
Des dizaines de milliers de mathématiciens, d'informaticiens étaient parvenus, entre temps, sur la faille de San Antonio, rejoignant la longue théorie des immigrants qui avaient bâti la puissance américaine au xix e siècle. Ces bâtisseurs des nouvelles fabriques du xxi e siècle s'installèrent dans les campus et leurs dépendances furent largement payées par les militaires ou par les fondations. Ces nouveaux monastères, aussi puissants que les bénédictins de Clairvaux, défrichaient non plus les forêts, mais les réseaux de l'intelligence collective). Pour eux, il ne faisait pas de doute que le nouveau centre de gravité de l'économie-monde était là. La creative class de Richard Florida était née, ou plutôt renaissait. Et les recensions condescendantes des sociologues européens n'y pouvaient rien. Les moins aveugles, les analystes de ces mercantilistes du commerce mondial que sont les banquiers d'affaire, Alain Minc, Jacques Attali, l'avaient bien pressenti avec leur idée d'un glissement de l'économie-monde vers le Pacifique. Sauf qu'au lieu de faire du Marx en... Californie, ils continuèrent à compter le nombre de containers de marchandises quittant San Francisco ou Santos pour Shanghai à l'heure des flux d'informations. Il en résulta une banalisation de la révolution californienne du capitalisme. On se mit à prendre le dragon chinois pour l'icône de la révolution du capitalisme et l'œuf, fut-il servi dans un potage raffiné, pour la poule.
À l'ère de l'innovation permanente et de l'économie reposant sur la connaissance, le capitalisme industriel s'empressa de jeter de l'eau bénite sur son rival et fossoyeur. Cela s'appela la « revanche des fondamentaux sains » de l'économie réelle face à la « chienlit » des parvenus des « start-up.com ». La Chine et l'Inde rassuraient les marchés : subitement promues à une prédestination industrielle, elles devraient, à en croire certains, nourrir une Europe et une Amérique de rentiers, payer leur retraite et leur fournir à des prix imbattables toutes les trivialités qui peuvent être délocalisées des pays du Nord. Attendons les prochaines paniques boursières et les « corrections » de « l'exubérance des marchés » selon le langage châtié d'Alan Greenspan et de son successeur Ben Bernanke. (pp. 22-23)
Si le capitalisme industriel peut être caractérisé par le fait que l'accumulation porte pour l'essentiel sur les machines et sur l'organisation du travail abordée dans ce contexte comme l'organisation de la production et l'affectation des travailleurs à des postes, le capitalisme cognitif est, lui, un autre système d'accumulation dans lequel l'accumulation porte sur la connaissance et sur la créativité, c'est-à-dire sur des formes d'investissement immatériel. Dans le capitalisme cognitif, la captation des gains tirés des connaissances et des innovations est l'enjeu central de l'accumulation et joue un rôle déterminant dans la formation des profits. (p. 86)
Le virtuel intervient sur le présent ; c'est un futur qui modifie le présent - exactement ce qu'est le crédit si l'on y réfléchit bien. Il permet immédiatement de faire quelque chose. Un banquier vous accorde un crédit de deux cents millions d'euros, vous pouvez commencer à les dépenser. Alors sur quoi se fonde ce crédit ? Ce crédit ne repose sur aucun dépôt préalable. C'est de la création monétaire. C'est-à-dire que le banquier fait le pari suivant : quand il vous ouvre une ligne de crédit de deux cent millions, vous allez dépenser ces deux cents millions, et si c'est pour un projet industriel, vous allez payer un bâtiment, acheter à des fournisseurs, et l'argent a toutes les chances de revenir vers la banque. La création de monnaie n'est jamais un problème. L'écueil, c'est le circuit de la monnaie. Le problème fondamental du banquier n'est pas de créer un instrument de crédit pour quelqu'un en qui il a confiance, parce qu'il sait que celui-ci a des projets en préparation qui vont marcher ou qui ont de fortes chances de marcher. Le problème du banquier, c'est que cet argent qu'il créé ne disparaisse pas dans une lessiveuse ou chez ses concurrents.
Cette création monétaire qui se projette en avant est en fait un virtuel au sens où le virtuel c'est bien la puissance du futur dans le présent, dans l'actuel. Le moment où la Banque centrale fait de l'émission monétaire, où une banque d'affaires ou une banque de dépôt consent du crédit à ses clients, c'est un moment on ne peut plus réel de la vie économique : et ce qui est créé, c'est de la valeur.
Cette création monétaire qui se projette en avant est en fait un virtuel au sens où le virtuel c'est bien la puissance du futur dans le présent, dans l'actuel. Le moment où la Banque centrale fait de l'émission monétaire, où une banque d'affaires ou une banque de dépôt consent du crédit à ses clients, c'est un moment on ne peut plus réel de la vie économique : et ce qui est créé, c'est de la valeur.