Vidéo de l'exposition des autoportraits.
Musée Berardo, Lisbonne, 2010/
"Maman, pense-t-on (comme ce nom aide à pleurer !), il y a quelque chose, tout au début, que j'ai fait de travers. Mais ce n'était pas moi, c'était la vie."
La première fois que j'ai vu l'Hindou Kouch, j'arrivais par le nord de la plaine torride du Turkestan. J'ai franchi ses cols historiques, qui sont sublimes. Et ce que j'ai eu envie d'écrire ensuite, c'est un hymne, pas autre chose qu'un hymne. Un hymne à son nom, car les noms sont plus que des désignations géographiques, ils sont musique et couleur, rêve et souvenir, ils sont le mystère, la magie - et loin d'être une expérience décevante, c'est merveille que de les retrouver un jour, nimbés d'éclat et d'ombre, enveloppés de feu et de la cendre froide de la réalité. Pamir, Hindou Kouch, Karakorum .....
Si je suis partie, c'est non pas pour apprendre la peur (1). mais pour vérifier le contenu des noms, pour éprouver leur magie dans mon corps, comme on sent entrer par la fenêtre ouverte la force merveilleuse du soleil qu'on a vu longtemps se refléter sur les collines lointaines et les prairies humides de rosée. p 236-237
(1) Allusion au conte de Grimm "Histoire de celui qui s'en alla apprendre la peur."
Rentrer en Europe est une expérience sentimentale intense, heureuse et douloureuse à la fois. Je l'ai vécue à nouveau il y a quelques jours en arrivant à Lisbonne sur le vapeur portugais Quanza, qui dessert la côte africaine (...) On dit facilement aujourd'hui que l'Europe est "finie" (1), ou, pour s'exprimer avec plus de modération, qu'elle est parvenue à un tournant de son histoire, au terme de sa suprématie. (...) D'où vient donc l'amour pour l'Europe ? Il a quelque chose à voir avec la lumière, la gaieté du vent (...), l'éclat velouté du soleil sur les collines lumineuses aux pentes douces. On voyait des routes et des chemins, et on les suivait en imagination à travers des prairies printanières. On apercevait au loin des moulins à vent et on percevait en esprit le joyeux craquement de leurs ailes. (...) On voyait des mouettes, des hirondelles, des bateaux de pêche glissant sur l'eau et des glèbes rougeâtres et fumantes.
(1) écrit en mars 1942
On s'agenouille, à moitié couché, dans le vent. Il en sera toujours ainsi, pense-t-on, toujours. Maman, pense-t-on (comme ce nom aide à pleurer !), il y a quelque chose, tout au début, que j'ai fait de travers. Mais ce n'était pas moi, c'était la vie. Tous les chemins que j'ai suivis, tous ceux que je n'ai pas suivis, aboutissent ici, dans cette « Vallée heureuse » d'où il n'y a plus d'issue, et qui, pour cette raison, doit ressembler au royaume des morts. Elle est remplie d'ombres du soir qui descendent lentement des montagnes et recouvrent les pentes et les troupeaux endormis, accrochés à leur flancs comme du duvet. Et dans la lumière nocturne émergent doucement, les unes après les autres, cimes et crêtes : décor de bout du monde.
J'ai aussi goûté à Hérat plus de quarante variétés de raisin, sucré, âpre, avec des grains de toutes les couleurs, à la peau très fine, jusqu'aux raisins dorés et ronds qu'ils appellent là-bas le raisin royal, et j'ai passé des nuits d'août caniculaires à l'ombre des minarets gigantesques parés de flamboyantes couleurs. Même le souffle ininterrompu du vent du Nord, semblable à une mer déferlante, loin de dispenser la moindre fraîcheur, apportait avec lui le sable brûlant des déserts du Turkestan.
Je n'ai pas appris grand-chose de nouveau, mais j'ai tout vu, tout vécu dans ma chair - et au coeur même des contrées désertiques du Lataband, je n'ai ressenti que la douleur figée des adieux.
p 212
Dans ce pays implacable, on est tenté de croire que la terre est sur le point de s'éteindre et court à sa perte, n'étant déjà plus un lieu accueillant pour le séjour limité accordé à l'homme.
Je dois reprendre pied sur ce chemin, me dis-je, et me défendre contre cette terrible vision. Le combat avec les nuages, avec le vent qui vous coupe le souffle, contre le froid et la fatigue, contre la peur impie, la lutte avec l'ange et pour le pain quotidien, c'est la même chose, et c'est là notre destinée. Que peuvent me faire ces ruines, et la couleur de la terre, du désert? Autant vouloir accuser la fuite du temps et lui tourner le dos, autant vouloir se protéger de son propre souffle qui s'exhale.
L'Europe, dit-elle, c'est un pays pauvre et épuisé. On parle de chômage, et chez nous, en Italie, de fascisme. On ne parle que de choses désagréables, et même de la prochaine guerre mondiale, bien que cela soit complètement absurde.
Il est clair que la situation est terrifiante à tous égards. Les façons de faire du 3ème Reich révulsent purement et simplement au regard des principes humanistes, déshonorent l'humanité et contredisent absolument toute notion de culture. (...) On retrouve l'éternelle tragédie du conflit entre la pensée et l'action - à quoi sert que trente, cent, cinq cents bons esprits tombent d'accord sur une même idée du progrès, de ce qui est bon ou souhaitable pour l'être humain, si par millions les "gens du peuple" sont sensibles à une autre langue, et s'ils cèdent à la nécessité et au désespoir ?
Briser maintenant le coquillage
Qui selon d’antédiluviennes croyances renferme des trésors,
bruit de la mer, perles noires, et apaise les nostalgies.
Pesez-le encore une fois au creux de la main : ce n’est rien.
Muet le bourdonnement, lointain le déferlement des vagues,
– et la fraîcheur montant à l’aube de la vallée
humide et ombragée, la lumière sur les sommets,
le velouté des verts pâturages, – comme je les ai aimés !
Laissez. Et ne posez pas de question, ne demandez pas
ce que vous devez oublier, ce que vous chérirez,
ce qui ne cessera de nous consoler et nourrir,
pour l’amour de Dieu ne demandez pas,
peut-être l’heure est-elle proche, et mortelle, comme la foudre,
et nous aurons supplié en vain,
aimé en vain. L’aube va se lever
sur la rives du Congo, vous savez déjà
combien l’obscurité recule vite, comme si quelqu’un
se débarrassait de son manteau, descendait d’un pas léger
vers le fleuve, ses épaules lisses luisant
d’une sombre lueur, et remplissait sa main,
et la portait à sa bouche,
et se reposait sur ses talons de la chaleur étouffante de la nuit
et souriait.
8 juin 1941
A. Clarac
Si nous nous libérons un instant de la croyance angoissante que seul le présent compte, que seule l’heure présente est vivante, alors notre oreille et notre œil s’aiguisent, alors nous sommes à même de sentir à l’œuvre l’esprit du passé envoyant jusqu’à nous ce qu’il a d’immortel, sanctifiant le lieu, enrichissant sa vie, et nourrissant ses forces vives pour aujourd’hui et pour demain…