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Citation de mimo26


Elle est suffisamment âgée, à trente-six ans, pour avoir des flashs d’autres lieux, d’autres vies, mais son fils n’a que huit ans, ce qui signifie qu’il est né ici, à Blind Town. Elle était enceinte de quatre mois le jour de son arrivée, son secret commençait tout juste à se deviner. Si l’officier en charge des admissions l’avait remarqué, il n’a en tout cas rien dit quand, dans le mobile home dédié à ces formalités, il l’a fait asseoir à une table pliante pour lui expliquer les règles de son nouveau lieu de vie. Aucune visite. Aucun contact. Aucun retour. Il lui apprit ensuite à prononcer correctement le nom officiel de la ville – Caesura, ça rime avec tempura – avant de lui dire de ne pas trop s’en inquiéter puisque de toute façon tout le monde appelait le bourg Blind Town.

Caesura.

Un vilain nom, avait-elle pensé, et elle le pense toujours, avec trop de voyelles aux mauvais endroits. Un vilain nom pour un vilain lieu, mais bon, est-ce qu’elle avait vraiment le choix ?

Il est 2 heures du matin, elle est assise sur les marches en bois de son perron, et sort un paquet de cigarettes neuf. La nuit est si calme que la Cellophane craque comme un feu de camp quand elle la déchire. Elle regarde les maisons aux alentours en ouvrant son paquet, les rangées de bungalows en béton identiques, tous dotés d’un petit porche en bois et d’un modeste carré d’herbe rabougrie. Certains habitants qui font encore semblant d’en avoir quelque chose à foutre la tondent, plantent des fleurs et balayent leur perron tandis que d’autres laissent l’herbe pousser et attendent la suite, quoi qu’elle puisse être. Elle jette un œil vers le bout de la rue et compte les lumières encore allumées à cette heure-ci : deux maisons, peut-être trois. Tous les autres doivent dormir. Elle devrait en faire autant. Et ce qui est sûr, c’est qu’elle ne devrait pas fumer.

Mais bon, tout va bien, elle ne fume pas, se dit-elle en sortant une cigarette du paquet.

Après que l’officier lui eut expliqué le fonctionnement de Blind Town – les règles, les interdits, les conditions de vie, les privations –, il lui demanda de choisir son nouveau nom. Il ne savait pas comment elle s’appelait et, à ce moment-là, elle n’en savait rien non plus. Il lui présenta deux feuilles de papier : une liste d’acteurs et d’actrices célèbres et une liste d’anciens vice-présidents. « Choisissez un nom dans chaque liste », lui expliqua-t-il. Elle les parcourut. Elle ne se rappelait pas grand-chose de qui elle était autrefois, mais au fond d’elle, elle avait le sentiment qu’elle n’était pas une Ava. Ni une Ingrid. Pas plus qu’une Judy, même si elle adorait Judy Garland. Ça, elle s’en souvenait.

« Vous avez dû le faire, vous aussi ? demanda-t-elle, principalement pour gagner du temps.

— Oui, madame. C’est la règle.

— Et vous avez choisi quoi ?

— Cooper.

— Comme Gary Cooper ? »

Il acquiesça, ça la fit rire.

« Pas étonnant. » Elle mit le doigt sur un nom situé tout en bas de la liste des stars de cinéma. « Et pourquoi pas Frances Farmer ? Je prends Frances. Vous pourrez m’appeler Fran. »

L’officier inscrivit le prénom sur le formulaire d’admission. « Il vous faut aussi un nom de famille », dit-il en désignant la liste des vice-présidents. Elle y jeta un œil et choisit le premier nom qu’elle vit, tout en haut de la colonne.

« Adams. Fran Adams. »

L’officier compléta le formulaire.

« Vous avez un prénom, Cooper ?

— Calvin. Vous pourrez m’appeler Cal. Enfin, on verra si ça me reste. » L’officier signa le document et s’interrompit alors qu’il était sur le point de le tamponner. « Vous êtes sûre que vous ne préférez pas Marilyn ? Ou Audrey ? Quelque chose de plus glamour ? Tous les prénoms sont encore disponibles.

— J’aime bien Frances. C’était le vrai nom de Judy Garland : Frances Gumm. Ça me plaît. »

L’officier hocha la tête, tamponna son document et le glissa dans un dossier.

« Bienvenue au pays d’Oz, Frances. »

Assise sur son perron, huit ans plus tard, sous un ciel saturé d’étoiles, Fran Adams glisse la cigarette entre ses lèvres. Elle aime ce moment qui s’étire – la délicieuse attente qui, de bien des manières, est bien meilleure que la cigarette elle-même. Elle se penche en avant, sort un briquet de sa poche et repose ses avant-bras nus sur ses genoux. Elle porte toujours le jean qu’elle avait aujourd’hui et la même vieille chemise à carreaux ouverte sur un débardeur. Elle considère sa tenue assemblée à la va-vite : elle laisse deviner un jour de forte chaleur et de grand ménage, ce qui résume assez bien la journée qu’elle a passée. Ça résume assez bien les huit dernières années à vrai dire. S’il n’y avait pas Isaac, elle serait déjà partie. Ou du moins c’est ce qu’elle aime se dire.

Aucune visite. Aucun contact. Aucun retour.

Les manches remontées contre la nuit qui s’entête à demeurer aussi brûlante que le jour, elle regarde, d’un air absent, la série de chiffres tatoués comme un délicat bracelet sur son poignet gauche.

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