Citations de Adel Abdessemed (27)
Jamais assis. Ni à genoux. On n'est pas dans la religion, où l'on se prosterne. L'oeuvre d'art est la seule chose qui peut sauver l'âme, celle de la victime comme celle du bourreau. mais debout, debout. On affronte. "
(p. 200)
Pour moi Hiroshima, ça a été...
La messe noire pour le bourreau (...)
Face à cette apocalypse, l'incapacité des yeux à soutenir de telles visions (...)Je veux montrer ce que je veux pas voir. (...) ( Adel Abdessemed /p. 35)
La guerre était dans la salle. La guerre d'Espagne, l'atroce guerre d'Espagne, résumée, condensée en un châssis sans sa toile. (p. 57)
Ces lits de camp, de toute façon, ils me rappellent l'Algérie.
-Tu dormais sur un lit de camp ?
-Quand ils m'ont séquestré.
-Qui, ils ?
-Les nazis.
-qu'est-ce que tu racontes ?
- Les nazis. Nos nazis à nous : les islamistes. (p. 64)
Nos musées sont nos grottes.
Je souris : c'est par lui que je vais commencer, l'artiste que j'ai accompagné la nuit dernière, à la recherche d'un tableau absent et d'une liberté à retrouver.
"A l'attaque ! " - Je me permets de lui emprunter son cri de guerre. La guerre, il y a grandi. Juste de l'autre côté de la -mare nostrum-, en Algérie. Un pays où l'on prononce bien trop souvent le nom de Dieu pour qu'il ait envie de se montrer. où chacun son Guernica. Et où il est défendu d'en parler.
Allons réveiller les mémoires. (p. 15)
" (...)Tout ce qui était interdit j'y allais. Vers 14 ans j'avais fait un petit nu féminin, et je l'avais accroché au mur dans ma chambre, et quand quelqu'un de ma famille, un oncle, une cousine, y entrait sans savoir et voyait le nu, il sortait tout de suite et fermait la porte ! Je vois encore leur tête. Pour eux, c'était la chambre où habitait le diable ! " (p. 186)
"Tu sais, j'ai été très mal, a-t-il fini par lâcher. L'art, qu'est-ce qu'on va encore pouvoir en faire ? Est-ce qu'on va encore pouvoir montrer ce que l'époque ne veut plus voir ? Picasso l'avait énoncé, pourtant, au moment de Guernica. Tu te souviens, quand il a déclaré que l'art est un instrument de guerre ? Aujourd'hui, le marché de l'art m'effraie. Un artiste "important", c'est un artiste qui vend beaucoup. Il est célèbre par ses records aux enchères, et pas du tout par la substance de son art. On te demande ; "Tu es collectionné par qui ?" et pas : "Qu'en penses-tu ?"
Mais entre l'oeuvre regardée et le regardeur, comme entre l'oeuvre regardée et le regardeur, comme entre l'homme et le vin, qui absorbe l'autre ? Est-ce l'oeuvre d'art qui nous réveille quand on la regarde, ou nous qui la réveillons quand nous posons les yeux sur elle ? Qui rend l'autre à la vie ? (p. 160)
Et de me raconter le spectacle des corps nus dans le brouillard brûlant, corps qu'il sculptait mentalement, comme de la glaise vivante. "L'école du hammam, c'est là que j'ai appris la sculpture ! Comme tous les petits Algériens ! " (...)
"Le problème, c'est qu'à neuf ans c'est terminé. Tu quittes l'école du hammam et jusqu'au mariage, l'alphabet et l'algèbre du corps féminin disparaissent de ta vie. (...) "(p. 187)
"Ces derniers mois ont été très durs, reprit Adel. Les artistes sont attaqués, de plus en plus attaqués. On ne peut plus rien dire. On veut nous soumettre. Mais tu vois, nous avons -Guernica-. Un artiste ne peut pas éviter les conflits avec la société. Elle doit respecter ça. Un artiste n'est pas obéissant. C'est un messager du minimum. Quand tout le reste est menacé de mort. Un minimum qui peut changer la vie de celle ou celui qui regarde son oeuvre. On doit retrouver ce romantisme-là. Montrer le chemin, éclairer. Braquer la lampe, la vieille lampe de l'art. C'est ce que Picasso nous dit avec -Guernica-. Picasso s'est sauvé lui-même avec -Guernica-. -, et Picasso nous sauve aujourd'hui encore avec -Guernica- (p. 207)
Dois-je commencer par le bombardement, ce massacre dont on n'a pas d'images, hormis celles, mentales, qu'on peut se faire en consultant la presse de l'époque ?
Ou par le tableau qui a pris son nom à la ville martyre et a tout absorbé, tout dévoré de l'événement, réduit pour l'éternité à une seule image planétairement reproduite, Guernica, la -Joconde- de la guerre ? (p. 14)
Un artiste est fait des artistes qui le précèdent (....) (p. 210)
"Ce que j'ai vu ? J'ai vu les bourreaux à l'oeuvre. Les islamistes tuer. J'ai vu un responsable des études se balancer au bout d'une corde, et quand tu as vu ça c'est difficile, mon ami. Tu as envie de te crever les yeux pour ne plus voir ces choses mais tu préfères dans un élan de survie frapper la lumière qui te les fait voir. C'est de l'autodéfense, plus que de la résilience. " (p. 158)
"Don Pablo, je suis mandaté par le gouvernement pour vous passer commande d'une oeuvre de grande dimension qui recouvrira un mur entier", lui aurait dit José Gaos, le commissaire général du pavillon espagnol à l'Exposition universelle de 1937. On ne sait pas exactement : on n'a jamais retrouvé la lettre de commande de -Guernica-
Je remarque, en décrivant, qu'on dit "châssis" pour un tableau comme pour un canon. Celui-ci était de très longue portée. (p. 59)
" J'étais un des porte-parole du Mouvement des étudiants et du Mouvement des femmes, à Alger. L'âge des ivresses totales et des souffrances infinies. J'étais aux Beaux-Arts, on revendiquait le droit au nu, au modèle d'après nature, au cours d'anatomie qui ne soient pas seulement la représentation des os ! ça, on en avait sous les yeux ! " Il s'arrête un instant. Je perds son regard. Parti trop loin. De l'autre côté de la mer. il reprend: " J'ai connu la dernière année d'enseignement du nu, après ç'a été terminé. Lors des prières du vendredi, les sculptures de l'école ont été recouvertes avec des draps... Il faudra que je te raconte l'histoire du dernier nu d'Algérie..." (p. 78)
"(...)Je n'ai jamais de ma vie été dans un état de neutralité, tu vois. j'étais sincère, j'étais naïf, mon seul objectif c'était d'être Picasso pour faire- Guernica-. Mais on m'a fait savoir que s'il y avait -Guernica- en Algérie, je serais dans le tableau..." (p.82)
Guernica ne sortait plus de Madrid, et pourtant ce musée était tout plein d'elle. Ou...de lui ? -Guernica- est-il mâle ou femelle ? Pas neutre, en tout cas.
En l'absence de l'oeuvre, l'exposition montrait une série de variations sur -Guernica- réalisées par des artistes contemporains. (p. 87)
(...)Dans les oeuvres d'Adel revenait souvent un pigeon ceinturé des bâtons de dynamite. Je n'avais pas bien compris.
" Ce qu'il dit, ce pigeon, c'est un peu: méfions-nous de tout ce qui nous est familier...et que nous ne voyons plus. Soyons attentifs aux invisibles. Et puis, on parle toujours de la colombe de la paix, que Picasso a tellement peinte...Sur -Guernica- il y en a une, d'ailleurs. Dans certaines langues, pourtant "colombe" et "pigeon", c'est le même mot. (p.88)
- L'absurde est souvent la vraie raison des choses, tu le sais bien. Dis-moi !
- J'ai l'impression que ce musée, cette exposition tissent des liens secrets entre des choses...qui ne devraient pas avoir de lien. (p. 102)
"Non, la peinture n'est pas faite pour décorer les appartements. C'est un instrument de guerre offensive et défensive contre l'ennemi" , dira plus tard Picasso, lyrique, engagé, métamorphosé pour toujours. (p. 112)