Citations de Adrien Blouët (16)
Jusque-là, j’avais cru être intégré à la ville, évoluer avec elle, mais elle était plus rapide que moi. Plus elle changeait (plus elle me trahissait ?) et plus les souvenirs que j’en avais s’estompaient, de même que les souvenirs d’Adèle qui, je ne pouvais pas le croire, s’était un jour trouvée à Shanghai elle aussi. Aurait-elle même reconnu Shanghai en y revenant aujourd’hui ? Elle l’aurait détesté plus encore, tandis que je n’arrivais plus à me faire un avis.
L’intérêt pour son film l’emportait sur le reste, et son goût pour le bien-être matériel s’estompa vite, comme il l’avait prédit. Certaines de ses prises de vues étaient confuses, mais cette confusion se voyait rattrapée par quelques plans objectivement somptueux, truffés de détails chargés de symboles variés, porteurs de multiples significations. Hennes le savait et prévoyait déjà comment les combiner avec d’autres, cartographiant d’instinct la polysémie des images.
Être au monde assez intensément pour se dérober aux yeux dudit monde.
Au moment de basculer dans le sommeil, les dernières manifestations de sa conscience lui faisaient souvent miroiter des lendemains glorieux et fertiles où chaque problème aurait une solution, où le travail avancerait sans effort, comme une légère caravelle aux voiles gonflées de sirocco. Mais les réveils étaient chaque jour plus difficiles, plus nébuleux et décevants, et tous les rêves de Hennes semblaient avoir pris la fuite avec l’aube. Ce matin-là, il se leva, tira l’inutile rideau de tulle et se campa devant la fenêtre. L’humidité se savait à l’œil nu. Il alla déjeuner non loin des jeunes déjà debout mais encore somnolents, s’habilla et partit sans attendre. L’atmosphère s’était imperceptiblement réchauffée, mais pas suffisamment pour rendre le climat agréable.
Selon Line, rendre compte des réalités du désastre, faire prendre conscience à l’opinion publique de la logique de haine et de violence qui gouvernait l’humanité, là étaient les seules raisons valables de tourner des films aujourd’hui, mais elle se retint de faire part de ces réflexions à Hennes.
Je lui ai demandé si elle venait de Shanghai. Elle a dit qu’elle y était née mais qu’en réalité personne n’était vraiment né ici. Que c’était impossible, comme l’histoire du même fleuve dans lequel on ne pouvait jamais se baigner deux fois, et d’ailleurs Shanghai était construite sur des tourbières instables, à l’embouchure du Styx.
Hennes réalisa que dans ces segments sévères se trouvait sa surprise, la nature de ses rêves ayant toujours été dénuée de lignes droites et seulement faite de boucles, de bribes et de méandres, de houppes de silence et de gouttes d’Amazone.
Chaque pays avait ses propres clauses strictes quant à l’accueil des membres de la confédération, mais les jeunes citoyens étrangers n’étaient pas à proprement parler membres eux-mêmes, chaque nation hébergeant d’autres clubs du même type qui pouvaient pareillement permettre à leurs adhérents de partir à l’étranger.
souvenirs, à revivre avec lui une histoire qui s’annonçait comme une romance adolescente, avec une amante dont on ne savait pas grand-chose, ni d’elle ni de son arrivée dans la vie du protagoniste. On comprenait vite qu’elle avait fini par disparaître mystérieusement et le héros, considérant toutes les pistes, de la noyade par inadvertance jusqu’à l’enlèvement par les extraterrestres en passant par le complot gouvernemental, se montrait bien décidé à la retrouver. Floutant la rencontre, il revenait sur la cosmogonie de leur aventure, et ce qui commençait comme une histoire d’amour finissait par n’être plus raconté qu’à travers le prisme d’une sexualité impétueuse.
La science telle qu’on l’enseignait en Allemagne, une science qui séparait l’esprit et le corps, l’humain et l’animal, la nature et la culture, ne répondait pas à ses attentes. Il choisit cependant de continuer ses études jusqu’à obtenir un diplôme de médecine et, en parallèle de celles-ci, commença à suivre des cours de langues et civilisations indiennes.
Avoir une femme avec eux ne devait pas coller à l’image que tous les ermites autoproclamés voulaient renvoyer d’eux-mêmes, l’image d’une absence de dépendance affective, sociale, matérielle et sexuelle qu’en réalité ils étaient bien incapables de supporter.
Les artistes existaient souvent en dehors d’eux-mêmes : pour la plupart cette existence s’incarnait dans l’espace mythographié de l’atelier, pour d’autres, dans des souvenirs ou des mensonges.
Pour eux, l’art était ailleurs, pas dans des futilités bien ancrées dans un contexte humain et palpable, telles que la gloire ou la célébrité ou l’amour, mais dans des valeurs métaphysiques, perceptibles en apesanteur, présentes mais invisibles, qu’on ne devinait qu’à condition d’être doté d’un sixième voire d’un septième sens.
Être un bon groupe impliquait de passer à côté de la vie, mais en échange, tous étaient d’accord pour dire qu’ils avaient reçu une vie en tout point plus dense et substantielle que les choses auxquelles ils avaient renoncé. Hennes comprenait peu à peu que cette volonté hors du commun les inscrirait sans doute à jamais dans l’histoire, et tant pis si leur époque passait à côté.
Quand on fait l’amour, quand on se dispute, quand on part en vacances, qu’on le veuille ou non ils nous suivent partout, même si on éteint la chaîne hi-fi on continue à les entendre. Dans notre tête, dans notre âme. C’est un truc de malade, et impossible de comprendre comment ils ont fait : personne ne pourra les arrêter.
Le documentaire lui apparaissait désormais comme un art tourné vers le monde, ou au moins qui pouvait être tourné vers le monde, avec une certaine humilité qui permettait au réalisateur de s’effacer derrière les sujets qui lui tenaient à cœur. D’ailleurs, les documentaristes n’étaient pas connus pour attirer les groupies ou pour amasser des fortunes colossales dissimulées dans des paradis fiscaux : ils opéraient plutôt comme une guérilla d’espions solitaires, une petite clique de passionnés ne vivant que pour des festivals indépendants, et il était plutôt rare que le nom d’un individu quitte la sphère qui l’avait façonné pour atteindre l’oreille du grand public.