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Citations de Agathe Saint-Maur (53)


La mort a ceci de terrible entre autres choses, toutes également déplaisantes qu’elle crée des représentations nouvelles, devenant ainsi paradoxalement, malgré sa toute-puissance létale, source de naissance. Je suis épouvanté de voir que certaines personnes qui ne connaissaient pas Lucas avant sa mort s’en font désormais une idée très précise. Il a plus d’existence pour elles mort que vivant. Il est plus vivant mort que vivant. Il est plus vivant mort que vivant. Cette pensée tourne et tourne encore, comme un serpent qui se mord la queue, je la ressasse jusqu’à ce qu’elle fasse sens, et ce n’est jamais le cas, alors j’y pense encore.
C’est une hydre dont on coupe la tête, et il en repousse trois. Plus vivant maintenant qu’il est mort. Cela me glace. J'ai des insomnies quand je pense aux garçons et aux filles, je ne sais pas pourquoi ce sont surtout des filles, qui se passionnent pour Lucas à tel point qu’en l’évoquant, le décrivant, en prétendant parler en son nom, elles perpétuent une existence qui n’est plus rien d’autre que virtuelle. p. 86
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Nous savons que dire à quelqu’un qu’on l’aime, n’est ni une promesse, ni un engagement, que c’est une garantie pour l’instant, une explication temporaire de nos comportements.
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Je connais par cœur le poids de ses hanches, l’alternance des sons aigus et rauques de son rire d’enfant fumeur, le chemin emprunté par la sueur qui part de son front jusqu’aux ailes de son nez quand la chaleur l’accable, la note un peu plus sévère de sa voix quand il parle politique, l’expiration contenue de son plexus quand un opposant l’agace, la rougeur de ses joues après l’amour. Je sais que, comme moi, il donne des coups de poing dans les murs lorsqu’il est énervé, et qu’il est du genre à aller acheter des croissants pour le petit déjeuner quand vous vous êtes endormis fâchés. Les yeux fermés, je peux m’apercevoir qu’il a pleuré rien qu’en écoutant sa respiration, et je sais deviner quand il va rire en observant le fourmillement du coin de son œil droit. Je l’ai vu emmitouflé dans un anorak, sous des centimètres de neige, la nuit en Suède, et nu, enroulé dans un drap, au réveil, à Bangkok. Je l’ai vu se concentrer, se révolter, mentir, lire des recueils de poésie, se taire, vomir, réciter des poèmes, mâcher, cracher, me séduire, me dire qu’il m’aime, se moquer de moi, me dire qu’il m’aime, me sucer, me dire qu’il m’aime.
Et puis, je l’ai vu mourir.
Depuis, je connais aussi par cœur le poids de son corps dans le brancard du Samu, l’alternance des sons aigus et rauques de la respiration artificielle à laquelle on l’a branché, le chemin emprunté par le sang qui partait de son front jusqu’aux ailes de son nez, la note un peu plus grave dans la voix du médecin urgentiste quand il m’a décrit son état, l’expiration pénible de son plexus pendant les soins, la pâleur de ses joues avant la perfusion. Je sais qu’il avait les phalanges abîmées par son dernier combat, et qu’il portait dans son sac un sachet de viennoiseries. Je pouvais deviner quand il souffrait rien qu’en écoutant sa respiration, et j’espérais toujours qu’il allait se mettre à éclater de rire, scrutant avidement son œil droit qui ne fourmillait plus. Je l’ai vu échoué sur un trottoir, où le sang se confondait à son foulard dans une variation de rouges digne des plus belles palettes, je l’ai contemplé habillé de la chemise en papier de soie bleue du service de réanimation, et entièrement nu sur la table du funérarium. Je l’ai vu le soir où on l’a trouvé sous la lumière des lampadaires, et le matin dans l’éclairage blafard des néons de l’hôpital. Je sais la manière dont on l’a nettoyé en soins intensifs, et préparé à la morgue. Je l’ai vu passer du présent à l’imparfait, de l’actif au passif.
Je l’ai regardé être ramassé, porté, intubé, extubé, devenir un corps qui circule de bras délicats de pompiers en mains musclées d’infirmières, d’espaces clos en espaces stériles, de lits d’hôpitaux en chambres mortuaires. Je l’ai vu ensanglanté, tuméfié, cousu, recousu, propre, coiffé, apprêté. Vivant, et mort. Je l’ai vu dans des états qu’il ignorera toujours avoir traversés.
Putain casse-toi Lucas ! »
Du sang coule sur ma lèvre inférieure. Je lèche, c’est métallique, comme une cuiller en acier après la vaisselle. Lucas est debout comme un con, son pantalon à la main. Penaud. Son sexe est encore dur, je peux le voir à la bosse que fait son caleçon. Je ne me souviens pas de l’avoir vu le remettre. Je dois me concentrer, ne pas penser à ça maintenant. Je lèche encore ma lèvre. Acier. Son regard est doux sur moi.
« Sors. »
Je lui arrache son ballotin de fringues des mains, me dirige vers la porte de l’appartement. Sous mes pas, le parquet grince, rompant la tension figée de l’instant, profanation par le bruit. Les moments suspendus, sacrés, n’existent que dans les films.
« Sors putain. Je déconne pas. Sors de chez moi. »
Lucas a l’air choqué. C’est la première fois que je lui dis que parce qu’il ne paie pas, ce n’est pas chez lui, ici. C’est la première fois que je lui dis ça car c’est la première fois que je le pense. J’espère qu’il croit que je l’ai toujours pensé.
« Samuel, attends… S’il te plaît. Fais pas le con. »
À l’acier se mêle le sel, je comprends de la pointe de ma langue que je pleure. Quelque part en chemin, j’ai dû me mettre à pleurer. Je croyais être enragé. Je ne veux pas de cette faiblesse qui s’accroche à mon pied. J’entends que Lucas proteste mais je fais celui qui ne veut rien savoir, lui fourre ses fringues dans les bras à la va-vite, sans le toucher, comme si son contact était un champ électrique, comme s’il était la fois où j’ai reçu la première décharge de ma vie, alors que je tenais la main de ma mère devant un pré à chevaux, comme si Lucas était ce moment où ma mère avait touché sans réfléchir le fil qui entourait le champ, comme s’il était l’instant où, électrocuté, je m’étais senti trahi parce que, non contente de ne pas me protéger, ma mère m’avait jeté au danger de la pâture, me transmettant le courant électrique par la main qu’elle tenait : comment croire alors que cette main pourrait jamais m’aider par la suite ? Je sais en tout cas depuis longtemps que se toucher c’est succomber. Deux personnes qui se sont aimées ne peuvent continuer à se détester qu’à la condition d’une distance respectable entre leurs corps. Le corps est la porte d’entrée dérobée du cœur, celle par laquelle on ne voit pas le danger passer. La peau a la mémoire de l’amour bien plus longtemps que les cerveaux.
Lucas se tait, renonce à une bataille qu’il ne veut pas gagner, une bataille jouée pour la forme. Sa seule résistance, c’est son regard, qu’il lève sur moi. Son visage. De même que l’on ne prend conscience de l’existence d’un bruit que lorsqu’il cesse, la beauté de Lucas ne m’écrase que maintenant qu’elle m’échappe. Elle me transperce comme un marteau-piqueur s’arrête. J’ai toujours su que Lucas était beau, c’est une chose que l’on sait sans avoir besoin de la vérifier, la certitude machinale d’une connaissance scolaire, comme s’il n’y avait pas besoin de réapprendre quotidiennement sa beauté. C’est pourtant un spectacle dont j’ai eu tort de me priver. Ses yeux, sa bouche, son grain de beauté au coin des lèvres. Ses lèvres que j’ai mordues, et ma lèvre fendue. Il déplie son pantalon, très lentement, l’enfile. Son sexe a rétréci, je crois. Je regarde son ventre pendant qu’il met son tee-shirt, je pense que c’est peut-être la dernière fois que je le vois, et je retiens un halètement de douleur. La perspective des choses irrémédiables que l’on provoque en sachant qu’on les regrettera est une douleur physique, comme la perspective des choses qui nous ont appartenu et dont on ne jouira plus, hypothèques sans droit de rachat. Reprends ton corps, c’est vrai qu’il est à toi. Je l’avais un peu oublié dans l’intervalle, c’est qu’il était tout le temps confondu avec le mien. Je regarde son ventre qui disparaît, et j’ai envie de le retenir pour pouvoir le voir encore. La renonciation volontaire au droit de toucher quelqu’un est un immense effroi. À cet instant, l’instant de son ventre, je comprends. Ma plus grande peur, c’est l’irréversible. Puis Lucas prend ses affaires, et il sort. En ajoutant simplement :
« Je suis désolé pour ta lèvre. Mets le truc que je t’ai filé la dernière fois, tu sais, la Bétadine, c’est bien. Un peu le soir et puis… Mais bon, tu verras bien. »
Il s’interrompt. Il vient de se souvenir, lui aussi, que le devenir de mon corps ne lui importait plus puisqu’il réintégrait son altérité, puisque mon corps se distinguait définitivement du sien. Lucas n’aurait désormais aucune idée de l’état de ma lèvre, plus jamais, il ne saurait tout simplement plus ma lèvre, mon poids, mon bronzage en été, la longueur de mes cheveux, c’est-à-dire que ces éléments ne feraient plus partie des choses du monde qu’il lui serait donné de connaître, et c’est l’immensité de cette pensée qui arrête sa parole.
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La vieillesse m'a toujours terrorisé, en ce qu'elle est la pire forme d'aliénation. Précisément parce qu'on ne devient pas une autre personne, on reste soi-même, en plus moche, plus lent et plus encombrant. Soi-même en pire. Les chairs flasques, le visage qu'on ne reconnaît pas, le recul de l'esprit. Le recul de l'humain. Le corps qui n'est plus attirant, ni impressionnant. Pas même suffisant. Qui échoue dans les actions les plus simples, courir puis marcher, manger puis boire, danser puis uriner. Personne n'aime les vieux, à part les siens évidemment, presque tout le monde aime ses grands-parents, certains donnent très bien le change cependant, excès de zèle et faux-semblants, mais la vérité, c'est que personne n'aime vraiment, sincèrement, les vieux, parce que le vieux nous renvoie, glace déformante, à notre propre jeunesse éphémère, à ce que l'on est déjà en train de perdre, chaque seconde que dure chaque moment, et on le hait d'emblée pour cela, haine-oeillères. Au mieux, on compatit, on s'apitoie, on lui cède sa place dans le métro. Mais jamais on n'aime un vieux. Ce serait comme aimer l'incarnation de la mort sur terre.
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C’est déjà un souvenir. Les choses qui arrivent sont plus longtemps des souvenirs que des moments présents.
(Page 119).
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Nous sommes une famille banale des années 2010, somme tout. Et juive, détail en forme d’étoile à cinq branches qui a son importance.
Le fait que je sois juif fascine Lucas autant que cela l’effraie
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Il n’existe pas de chose si grave dans un couple que des croissants ne puissent réparer.
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La vérité, c'est que personne n'aime vraiment, sincèrement, les vieux parce que le vieux nous renvoie, glace déformante, à notre propre jeunesse éphémère, à ce que l'on est déjà en train de perdre.
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La mort n'est pas horrible en soit. C'est juste que la mort c'est le vide. Le rien. Et le rien, c'est toujours pire que "quelque chose", quel que soit ce "quelque chose".
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Nous savons que dire à quelqu’un qu’on l’aime, n’est ni une promesse, ni un engagement, que c’est une garantie pour l’instant, une explication temporaire de nos comportements. Un gage, prêté, ou que l’on échange, à un moment donné, contre la confiance qui nous permettra de créer de l’intimité.
(Page 78).
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La vieillesse m’a toujours terrorisé, en ce quelle est la pire forme d’aliénation. Précisément, parce qu’on ne devient pas une autre personne, on reste soi-même, en plus moche, plus lent, et plus encombrant. Soi-même en pire. […] mais la vérité, c’est que personne n’aime vraiment, sincèrement, les vieux, parce que le vieux nous renvoie, glace déformante, à notre propre jeunesse, éphémère, à ce que l’on est déjà en train de perdre, chaque seconde que dure chaque moment, et on le hait d’emblée pour cela, haine–œillères. Au mieux, on compatit, on s’apitoie, on lui cède sa place dans le métro. Mais jamais on n’aime un vieux. Ce serait comme aimer l’incarnation de la mort sur terre.
(Page 41)
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Faire un enfant, c'est prolonger sa vie dans le temps qui nous est imparti.
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Il fait nuit dans Paris, c’est immensément triste.
Ville Lumière qui ne brille pas pour moi aujourd’hui...
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Je constate que Lucas me suffit et qu'il se substitue parfaitement à ma famille. Il arrive un moment où les nôtres cessent de nous manquer, où l'on part en voiture avec le même CD, la même chaleur, le même ennui, et ce ne sont plus eux qui sont assis à la place du conducteur, mais quelqu'un qu'on a choisi.
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C’était moche, au début. J’avais envie de t’arracher les yeux, mais c’était pas le pire. Ta trahison, c’était rien. Toi, t'étais rien. Les autres, c’est jamais rien d’important. Que d’autres ego qui viennent flatter le nôtre, et parfois le contrarier jusqu’à ce que ça compresse les tempes et que ça brûle les joues. Non, le pire, c’était la solitude. On n’imagine pas à quel point c’est effrayant, la solitude, avant de l’avoir vécue. Je veux dire vraiment vécue.»
Elle marque une pause, les yeux dans le vague. Elle voit des choses que je devine. Parce que je les connais moi aussi. Je les ai connues avant elle, avant Lucas, je les connais maintenant. Nous les connaissons tous, et personne ne veut les voir. p. 75
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Le corps est la porte d'entrée dérobée du cœur, celle par laquelle on ne voit pas le danger passer. La peau a la mémoire de l'amour bien plus longtemps que les cerveaux.
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Je réfléchis à ce que je veux. Il est étonnant de devoir s'astreindre à penser à ce qu'on veut : cela signifie qu'en fait, le plus souvent, on ne sait pas.
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C'est déjà un souvenir. Les choses qui arrivent sont plus longtemps des souvenirs que des moments présents.
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Que le sexe, c'est juste la manière la plus complète d'être avec quelqu'un. Que toutes les autres formes de compagnie n'en sont qu'une répétition. Qu'on n'est jamais vraiment présent, avec une personne précise, que quand on couche avec elle. C'est pas des conneries, c'est pas des facilités. Je n'ai jamais autant aimé les gens qu'en les niquant.
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Nous n'avons pas parlé de Victoire depuis une éternité. Peut-être que Lucas l'a oubliée. Moi non. On ne peut pas oublier les corps avec lesquels on a fusionné, même une fois que chacun a réintégré son enveloppe d'origine.
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QUEL ROMANCIER A ECRIT CES PHRASES: « Nous disons bien que l’heure de la mort est incertaine, mais quand nous disons cela, nous nous représentons cette heure comme située dans un espace vague et lointain, nous ne pensons pas qu’elle ait un rapport quelconque avec la journée déjà commencée et puisse signifier que la mort — ou sa première prise de possession partielle de nous, après laquelle elle ne nous lâchera plus — pourra se produire dans cet après-midi même, si peu incertain, cet après-midi où l’emploi de toutes les heures est réglé d’avance » ?

Marcel Proust
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