Il la trouvait « délicieuse » et se confondait en adjectifs enthousiastes sur ses yeux qui, disait-il, lui rappelaient les ciels de Californie.
Quand il posait les mains sur elle, elle se sentait défaillir. Glacée, elle se laissait guider, attendant avec impatience qu’il s’éloigne d’elle. Prenait-il plaisir à son silence ? Il parlait, lui racontait ses voyages et soudain s’interrompait pour lui assener un « Votre parfum est délicieux. Inoubliable ! » ou un « Votre présence au milieu de ces coquettes est un plaisir infini. ». Il disait cela avec une conviction qui lui faisait peur.
Pour Victoria, tout cela était beaucoup trop rapide. Elle n’envisageait pas de convoler, heureuse de sa vie tranquille partagée entre Waterfall House et leur manoir à la campagne. La demande de lord Emerson, si elle avait été faite dans les règles et reçue avec grand plaisir par sa mère, était choquante pour elle. Elle ne pouvait s’imaginer devenir la femme de cet inconnu. Malgré tout le bien que pouvait en dire sa sœur. Quel bonheur si celle-ci avait pu prendre sa place ! Cela était naturellement hors de question. Emma, avec ses seize ans, était encore trop jeune, alors qu’autour d’elle commençait à se faire entendre une inquiétude au sujet de son avenir. Ses vingt-cinq ans faisaient déjà d’elle une vieille fille. Elle avait repoussé quelques demandes avec le soutien bienveillant de son père qui jouissait de sa présence calme et attentive.
Elle aurait pourtant préféré que l’honorable Archibald Osmond Emerson ne pose pas les yeux sur elle. Nouvellement débarqué des États-Unis d’Amérique, mais revendiquant une vieille noblesse européenne, il était rapidement devenu la coqueluche des salons londoniens Sa fortune, qu’il n’avait pas peur d’étaler ostensiblement, en avait fait la cible de toutes les mères ayant des filles à marier. Pour le malheur de Victoria, malgré les dizaines de jeunes filles qui ne rêvaient que d’être invitées par Archibald Emerson et de se laisser glisser la bague au doigt, il avait osé prétendre à sa main. Peut-être savait-il même qu’elle n’avait pas la possibilité de refuser ?
Trop âgée pour être une fugueuse. Un regard rapide sur ses mains confirma ce qu’il avait remarqué, elle ne portait pas d’alliance, mais une espèce de gros cabochon dans le genre des bagues qu’affectionnaient nos arrière-grand-mères. Elle n’était pas mariée et ne fuyait donc pas un mari violent.
De quoi pouvait-elle avoir si peur ? Parce qu’il était évident qu’elle était morte d’angoisse. Jetant des regards inquiets de tous côtés, comme s’il cachait de dangereux assassins derrière les portes de ses placards. À moins que ce soit lui qui lui fasse cet effet. Elle avait demandé de l’aide, en l’appelant d’un nom que peu d’élus connaissaient.
Il valait mieux être prudent. Si ce qu’elle semblait sous-entendre était vrai, il n’avait pas envie de se retrouver projeté dans un Londres sorti de son imagination, en compagnie de la fiancée d’un vampire pas commode, et y rester coincé, sans moyen de revenir. Il cliqua et, soudain, elle disparut. Elle était là, prostrée sur la chaise, et l’instant d’après, il n’y avait plus personne. Le cœur battant, il referma « Les Mystères de Waterfall » pour la voir réapparaître à l’instant où il retira la clé. Le choc lui coupa la respiration. Au point qu’il faillit la laisser s’écrouler au sol, sans être capable de réagir.
On pouvait la trouver belle et, si les pierres étaient vraies, elle devait avoir une grande valeur, mais il ne pouvait s’empêcher d’éprouver du dégoût pour elle. Sous le soleil du matin, les diamants scintillaient tandis que l’extraordinaire pierre rouge flamboyait, jetant des reflets ensanglantés autour d’elle. Cette bague lui déplaisait. Il la reposa sur le coussin et la reprit tout aussitôt. Elle ne pouvait rester là. Si on venait lui poser des questions au sujet de sa visiteuse de la nuit, il valait mieux cacher la chose. Et faire au plus vite des recherches au sujet des bijoux volés récemment.
Finalement, il ne regrettait pas tant que ça de vivre seul. Subir la compagnie d’une femme et de ses caprices était la plus sûre façon de se gâcher la vie. Marmonnant, il se fit un sandwich qu’il avala en quatre bouchées. Il n’arrivait pas à penser à autre chose qu’à cette personnification des ennuis qui était en train de se pâmer sur son canapé. Il faudrait penser à lui rendre sa bague. Il mit un autre morceau de fromage dans une tranche de pain pliée en deux et se remit à manger plus lentement, incapable de trouver une solution à son problème.
On n’est jamais sûr de rien. Rien ne garantissait qu’elle ne soit pas folle à lier et pourquoi pas, armée, sous sa longue jupe. Son imagination s’enflammait et galopait tel un cheval emballé. Quelle idée il avait eue de faire entrer cette inconnue chez lui !
Il n’osait pas la quitter des yeux. Apaisée, les traits détendus par le sommeil, elle paraissait rajeunie, tout au plus seize ans, une gamine. Décidément, il était incapable de lui donner un âge. Il tournait avec précaution la cuillère dans la tasse, évitant de la faire tinter.
"Soit elle n'existait pas...Et il était fou à lier, soit elle existait et dans ce cas, il ne comprenait plus rien. Sauf peut-être une chose, elle était exactement celle qu'il attendait."
Il réalisa qu’il avait une faim de loup. Il avait sauté deux repas, mais pour l’heure, plus encore que de manger, il avait besoin de bouger. Il passa dans sa chambre et chercha son short. Un petit jogging lui ferait le plus grand bien. Courir et aller respirer un peu l’air de la mer. Un T-shirt et ses chaussures de sport enfilés, il était prêt. Il hésita à prendre un coupe-vent, mais il faisait doux.