Citations de Aja Gabel (24)
« Et puis, il y avait ces trois personnes dont l’une l’avait frappé en plein visage la veille. Comment se faisait-il que ces personnes terribles et magnifiques vaillent la peine qu’il sacrifie des domaines entiers de sa vie? Tous les quatre – autrefois des gens ordinaires qui ne s’étaient pas encore choisis, interagissant de manière ordinaire avec d’autres gens ordinaires – formaient-ils à présent un monstre merveilleux, inextricablement attachés les uns aux autres, retenus par des liens tissés au fil du temps, leurs respirations entremêlées? »
Daniel se plaisait à dire qu’il y avait de la logique dans la souffrance. Il avait besoin d’y croire parce que si le monde répondait à cette logique, il pouvait le maîtriser. Il pouvait s’élever. Il étudiait les partitions de manière obsessionnelles, avec des surligneurs et des crayons de différentes couleurs, relevant les motifs et les changements de ton, cherchant l’ordre dans la musique. S’il avait pu représenter l’amour par un graphique, il l’aurait fait. Le chagrin est conçu pour évoluer, disait-il. Tomber amoureux, c’était un choix. L’amour ça se mérite.
‒ J’ai envie de me soûler au point d’oublier que c’est arrivé.
‒ Mais après tu devrais de nouveau tout te rappeler. C’est le fait de se souvenir qui tue, pas le fait de savoir.
Elle était triste, et elle s’en voulait d’être triste. Elle n’aimait pas désirer ce qu’elle n’avait pas décidé de désirer, tout comme elle n’aimait pas qu’on lui refuse ce qu’elle n’avait pas vraiment convoité au départ. Elle estimait qu’on avait déjà assez de raisons d’être triste sans émailler notre vie de désirs non satisfaits. Celui d’avoir une main gauche légèrement plus large, par exemple, ou un meilleur violon. Celui d’avoir encore ses parents.
Il avait été une figure incontestée du campus, plus jeune que tout le monde, plus grand que tout le monde, meilleur musicien que tout le monde et toujours prêt à jouer, n’importe où n’importe quand. Il jouait avec l’assurance que seuls possèdent les prodiges. Un jour, elle l’avait vu déchiffrer du Stravinsky au violon alors qu’il était quasiment ivre mort, et le jouer avec une justesse et une beauté qu’elle n’égalerait jamais du premier coup. L’idée d’échouer ne l’avait jamais effleuré.
L’amour est inexact, dit celui-ci. Ce n’est pas une science. C’est tout juste un nom. Il n’a pas la même signification selon les instants. Il ne veut rien dire. Nous sommes réunis ici aujourd’hui pour célébrer l’absence de sens. Nous sommes réunis ici aujourd’hui pour écouter l’ineffable. Je suis censé m’expliquer, mais j’en suis incapable. Je vous aime, c’est un mystère. Et parce que c’est un mystère, nous devons le protéger. En prendre soin. Il ne peut pas disparaître, mais nous ne pouvons pas le ligoter. Nous pouvons simplement l’attacher à quelqu’un d’autre. A d’autre gens. Ce qui fait que le monde est un entrelacs géométrique de cordes reliées les unes aux autres: la mienne attachée à toi, et à toi, la tienne attachée à lui, et à elle, et la sienne à quelqu’un d’autre. Je vous aime c’est un mystère.
Elle n’avait jamais aimé la bouche de quiconque auparavant, n’avait jamais vraiment pensé à la bouche des hommes, mais celle de Daniel – tour à tour en forme d’arc ou retroussée –, comment pouvait-elle ne pas être érotique ? C’était la marque de sa soumission, d’une beauté indisciplinée à laquelle il prenait part.
Ce serait donc ainsi qu’elle serait proche de lui. Elle se dit que c’était aussi bien, probablement mieux. Quelle autre femme ordinaire, qui ne fasse pas partie du quatuor, pouvait partager cette intimité avec lui, connaître son corps de cette manière ?
La difficulté peut procurer du plaisir. Et le plaisir peut rendre les choses faciles.
Depuis, elle était seule. Sa solitude lui apparaissait à la fois comme le résultat de sa propre obstination (quelque chose qu’elle s’infligeait elle-même) et comme un fardeau à porter (quelque chose que les autres lui infligeaient). Au bout d’un certain temps, elle commença à avoir le sentiment d’être totalement incomprise et, plus les mois s’écoulaient, plus elle était confortée dans cette idée.
(…) la solitude avait creusé un canyon si profond et si large qu’il engloutissait la moindre possibilité amoureuse. Au bout d’un moment, il lui parut plus simple d’aller se coucher tôt avec un livre ou un film et un puissant somnifère, éventuellement un verre de vin si elle était allée courir ce soir-là, et de s’endormir dans le léger chagrin qui, un jour, lui semblerait si ordinaire qu’elle pourrait le confondre avec du bonheur.
Rien ne changerait, mais elle était facinée par tout ce dont on pouvait se convaincre, les histoires qu'on se racontait non pas jusqu'à ce qu'elles soient vraies mais jusqu'à ce qu'elles réelles. (p295)
... Ce n'est pas uniquement la musique qui nous rend plus grand; Ce sont aussi les gens. Les gens vous procurent des histoires. Les gens vous aident à vous déployer. (p240)
Il semblait posséder un tel bagage culturel, avec un penchant pour la mythologie grecque et la philosophie, une connaissance encyclopédique de l’histoire et de la théorie de la musique, et par ailleurs manquer cruellement d’expérience, complètement coupé du reste du monde. C’était le cas pour la nourriture, par exemple. Manger n’était probablement qu’un acte de survie pour lui.
Il avait l’air d’un petit animal plein d’un optimisme jovial sous lequel elle percevait néanmoins une touche d’abattement. Ses cheveux rebiquaient en tous sens. Il n’aimait pas prendre l’avion, et le vol avait été étouffant et inconfortable.
Tomber amoureux, c’est de la chimie. Rester amoureux, c’est un choix. L’amour, ça se mérite.
Elle songeait à tous les hommes qui tombaient amoureux de Catherine puis cessaient de l’aimer quand ils découvraient qu’elle ne voyait pas plus loin que le bout de son nez et se bourrait de médicaments, ou bien à ceux qui ne l’aimaient pas du tout, qui buvaient encore plus qu’elle et cassaient des lampes, des poêles à frire et des clôtures – et elle se disait qu’elle ne voulait plus jamais avoir affaire à eux, à ces hommes qui étaient soit trop en demande soit pas assez.
Elle avait seize ans et c’était le premier film violent qu’elle voyait sur grand écran. Catherine, en proie à l’une de ses déprimes après une série de mauvaises auditions, refusa d’y aller.
Si elle était sûre d’une chose au sujet de Henry, c’était que son talent n’avait d’égal que sa tendresse. Quand il enlaçait les gens, il les enveloppait de tout son corps comme s’il ne redoutait pas qu’ils ne l’étreignent pas en retour. Il prenait les gens dans ses bras sans avoir besoin qu’ils lui rendent son geste. Mais elle finit par l’étreindre elle aussi.
Les gens sont exactement comme la musique. Ils n’en sont pas assez conscients.
Être mère et fonder une famille, une vraie famille, semblaient être deux choses totalement différentes. Et c’était cela qu’elle désirait, elle le comprit subitement devant son assiette de pâtes fadasses : avoir à nouveau une famille.
Daniel était étonnamment séduisant. Il était à la fois petit et massif, un peu râblé, mal fichu mais doté d’un visage curieusement gracieux. Il y avait quelque chose de compact et d’irréfutable dans son corps, tout y était parfaitement tassé. Une allure rayonnante et badine, légère et menaçante comme un virevoltant dans un western, susceptible de se détacher et de filer brusquement. Mais il était toujours entouré de filles, même si elles passaient trop brièvement dans sa vie pour le marquer, et Brit soupçonnait que sa méthode du pêcheur qui remet ses prises à l’eau se poursuivrait longtemps après qu’il l’aurait relâchée.