Ce n’est pas pour assurer l’ordre public que vous êtes entré dans la police. Pas plu que ce n’est l’ambition qui vous aiguillonne. Vous n’en avec sans doute même pas conscience, mais c’est une fureur exterminatrice, l’envie de massacrer les salopards.
De nos jours le champ d’activité des yakusas ne se réduit plus qu’aux bars et aux restaurants, il s’est étendu aux clubs de remise en forme et à la diététique. « Les produits de santé nous permettent de dégager légalement des marges bénéficiaires bien grasses en toute tranquillité » se vantent les yakusas modernes.
Kanetaka s'efforçait à l'indifférence, mais souhaitait qu'on en finisse. Si l'audace mise à tenter d'empoisonner Toake et sa science du combat indiquaient sans conteste l'authentique tueuse, il avait des scrupules à tourmenter une femme réduite à l'impuissance. Il lui semblait qu'une partie de son âme mourait.
Si le solitaire sans famille qu'il était avait grimpé à une allure exceptionnelle les échelons dans le gang, c'était parce qu'il avait endossé le plus maudits des jobs, celui de tueur professionnel.
Trop tard... gémit-il...
J'ai trop de sang sur les mains. J'ai tué Père et des Frères. Envoyé en enfer amis et ennemis. Je suis un chien enragé qui ne sait que mordre, et qui a toujours eu la liberté d'agir.
Gorô, ménagez votre foie. C'est par là que la plupart des yakuzas se perdent.
Elle venait de l'appeler par son véritable prénom. Avec Anai, elle était la seule à le faire.
C'était dangereux au dernier degré, quel que fût l'endroit. Tous deux le savaient pertinemment.
Si malgré ça il la laissait faire, c'était qu'il se sentait parfois bien près d'oublier qui il était en réalité. Lorsqu'il avait éliminé Kina à Okinawa, il s'était glissé entièrement dans la peau de Shôgo Kaneraka. Personne parmi ceux qui gravitaient autour du gang Kôzu ne savait qui il était. C'était la condition nécessaire. Sans quoi, impossible d'en sortir vivant.
Il connaissait le danger encouru, mais entendre quelqu'un lui rappeler son identité réelle était indispensable. Sans ça, il le sentait, plus jamais il ne pourrait revenir en arrière.
— Qu’est-ce t’as à geindre, mon gars, avec tous ces tatouages virils que tu portes là ? Je crois qu’il va falloir creuser une autre fosse.
— C’est d’accord, c’est d’accord ! cria le gars en se relevant.
Il empoigna la clé.
— Et ne le ménage pas ! lui ordonna Kanetaka en lui tâtant l’entrejambe.
L’autre se précipita vers Kina et brandit la clé. Il mit un instant pour se décider à asséner son coup, mais ce fut avec une violence inattendue. Chairs et os s’écrasèrent dans un bruit sourd, un sérieux jet de sang s’échappa du visage de Kina.
— À ton tour, dit Kanetaka au type en débardeur.
Celui-ci, pâle comme un linge, acquiesça, s’empara du tournevis planté en terre et fonça en s’encourageant de la voix. Il enfonça l’outil dans le sac en hurlant. La pointe aigüe perça aisément le tissu et pénétra dans le corps comme dans du tofu. Kina fut secoué de convulsions.
Le costaud était au bord des larmes. Kanetaka se pencha et lui mordilla le lobe de l’oreille.
Devant eux s’étendait l’obscurité recouvrant la mer de Chine orientale.
Durant la journée la vaste étendue d’un bleu limpide à laquelle Okinawa doit sa réputation s’offrait au regard, l’animation régnait sur les plages de sable blanc à la beauté de carte postale, les vacanciers se livraient aux sports nautiques. Le soir venu, la boule flamboyante du soleil s’y enfonçait avec lenteur. Un spectacle d’un grand art comme la nature sait en produire.
— Avec ce vent du large qui n’arrête pas de souffler, il fait plus frais qu’à Tokyo, fit Murooka sans cesser d’observer.
— Moi, ce vent me fait chier, trancha Kanetaka en se passant une serviette sur le visage.
Après un hochement de tête en direction de Murooka, Kanetaka prit le volant, enfonça l’accélérateur et s’éloigna de l’immeuble. Son complice s’engouffra dans la Lexus de Kina et partit à sa suite.
Aucun bruit derrière lui sinon celui du moteur. Un membre du trio avait peut-être passé l’arme à gauche. De toute façon, la mort était leur destination ultime. Qu’un gars leur rende le service de claquer, ça serait autant de résistance en moins.
Ses mains tremblaient sur le volant. Bien que venant peut-être de tuer, il n’avait plus le moindre état d’âme.
Même en dépit des rayons brûlants du soleil, grâce à cette brise permanente, il ne faisait aucun doute qu’on souffrait moins qu’à Tokyo, où la chaleur stagnait.
Les trente degrés avaient déjà été atteints à plusieurs reprises, et dans les rues allaient et venaient des G.I. et des jeunes types aux airs étudiés de truands. En débardeur et bermuda, ils exhibaient leurs tatouages.
Lui et son partenaire cachaient les leurs sous des chemises blanches à manches longues pour éviter d’être identifiés comme yakuzas.