Poésie - Une graine voyageait - Alain BOSQUET
Je crois que tout est prêt.
J’ai passé à la chaux
les murs de l’antichambre.
J’ai débranché le téléphone.
J’ai vidé la corbeille :
lettres d’amour, romans abandonnés,
factures…
J’ai appelé quelques voisins :
«Emportez, je vous prie,
le tourne-disque, les rasoirs,
les abat-jour. »
J’ai jeté du balcon,
aux bambins qui passaient,
mes poèmes récents.
L’un d’eux m’a dit :
«Les mandarines, c’est meilleur. »
Puis, j’ai fait mes adieux à la baignoire,
obèse, obscène.
La porte,
je ne l’ai pas fermée :
les chats aimeront la moquette.
Quant à la clef, je l’ai remise
au vieux clochard d’en face.
L’appartement est propre,
de même que mon âme.
Je vais mourir très loin de moi.
- Dites donc, un poète, à quoi ça sert ?
- Ça remplace les chiens par des licornes.
- Dites donc, ça n'a pas d'autres talents ?
- Il apporte le rêve à ceux qui n'ose pas rêver.
- Vous trouvez ça utile, dites donc ?
- Quand il veut, il persuade les comètes de s'arrêter quelques moments chez vous.
- Il trouble l'ordre, dites donc, ce type-là !
- Pas plus qu'un vol de scarabées, pas plus qu'un peu de neige sur l'épaule.
- Il est bon pour l'hospice, dites donc !
- Il le transformerait en palais de cristal, avec mille musiques.
- Qu'on le conduise à la fosse commune, dites donc, ce poète.
- Alors décembre se prolongera jusqu'à la fin de juin.
Mihu Dragomir (1919-1964)
Toi
Il me suffit de penser à toi
pour que le sang danse autour de mon cœur ;
il me suffit de t’entendre
pour que le sang se déploie comme une harpe.
Tu ne le sais pas peut-être, ou ne le sauras jamais,
ta démarche est un alphabet d’enfant,
le seul qui me serve à écrire mes poèmes
sous la froide braise des étoiles.
Ton sourire me suffit
pour comprendre toute alchimie ;
il me suffit de penser à toi
pour entendre au lac inquiet de mon cœur
un léger bruit : le printemps renaît.
(traduction d’Alain Bosquet, p. 222)
Lettre
Sache que tout est, ici, comme à ton départ,
Que je n’ai rien bougé pendant ces deux semaines ;
Sur la table est un gant jeté là par hasard
Qui garde encore la forme de ta belle main.
Et voici l’éventail et à petite glace,
Elle qui de la femme est la meilleure amie,
Qui peut surprendre tant de secrets, quand les portes
Sont sur la surveillance implacable des clés.
En plus de tout cela, un doux parfum de fleur
Flotte encore dans l’air… celui de ces deux roses
Qui sont très lentement mortes dans l’eau des verres
Augmentant ma tristesse de deux souvenirs.
C’est donc ainsi chez nous, et celui qui t’écrit
Est si maussade et douloureux qu’il se demande
Si c’est bien moi, si je suis mort, si je revis
Et je ne suis plus qu’un vieux gardien dans un musée.
(Dimitrie Anghel, adaptation de Guillevic, pp. 75-76)
" Une parole, avant de se couvrir de mots, doit séjourner, en mammifère douloureux, au fond d'un ventre : elle en acquiert le droit d'avoir un sens, d'avoir un son, d'avoir un sang. "
Lucidité
Est-il plus pure joie que de s'interroger
sur son siècle incertain, dans cette bousculade
entre le vide et le néant ?
Est-il amour
plus insensé que de comprendre où vont l'espace
et l'azur et le doute et le vieux désespoir ?
La tête sous les mains, est-il besoin plus ivre que l'analyse froide et le ressassement sans cesse démentis ?
Est-il fable plus douce
que cette intelligence, avec ses fleurs de plomb, qui va de mot en mot se perdre dans les sables ?
Est-il destin plus juste, entre tant de mystères,
que de mener sur soi, comme sur un serpent, l'autopsie du bonheur, au lieu d'être à la fois le rêve du réel et le réel du rêve ?
Le mois de mai
Le printemps est joli, je vous assure :
on dirait un baiser.
Le renouveau de la nature,
puis-je le mépriser
quand l'hirondelle étroite me demande
s'il faut percer l'azur
et, volant par-dessus la lande,
atterrir sur mon mur ?
Le cœur est jeune aussi, je vous parie,
sans en être certain;
même les pierres se marient
dans le petit matin.
A mon réveil, je découvre un poème
qui semble réussi :
d'emblée, je l'adopte et je l'aime,
au prix de quels soucis ?
Je voudrais tant oublier la souffrance
et me dire conquis
par l'univers, que je dispense
de me démontrer qui
pourrait le déranger. La joie soulève
l'océan agité ;
le mois de mai n'est pas un rêve
et je dois le chanter.
CEZAR BOLLIAC
(1813-1884)
Le paysan corvéable
I.
À jamais liés à la glèbe
Sur laquelle nous travaillons,
Nous payons tribu éternel
Même pour l’eau que nous buvons.
Rien ne nous appartient. La terre
De toutes parts est à quelqu’un,
Chez nous ne trouvons que misère
Quand notre corvée a pris fin.
Cheval qu’on attelle à sa guise,
Arbre à fruits qui devra donner,
Moisson due puisqu’elle est promise,
Ainsi voyez-vous l’ouvrier.
C’est bœuf, vache et veaux tout de même,
Lui, son épouse et ses enfants !
Esclaves du propriétaire,
Ce sont des outils seulement.
Vous nous affermez comme terres
À des étrangers bien nantis.
Nous payons au taux usuraire
Le travail que font nos petits.
Le vieillard, l’enfant et la veuve,
Tous vous doivent leur dur labeur.
Votre soif de profit s’abreuve
À leurs soupirs, à leur sueur.
Il ne vous suffit pas encore,
Au nom de la propriété,
De les gruger jusqu’à la mort !
N’êtes-vous pas l’autorité ?
Vous inventez des taxes folles
Et sur vos grands fauteuils siégeant,
Des juges vous prenez le rôle
Pour écorcher les pauvres gens.
II.
Nous sommes tout ce qu’ils possèdent.
Ils payent à leur gré notre effort.
Nos fils sont leur force et leur aide.
Nos mains amassent leur trésor.
Leur vie se passe à ne rien faire.
Ils gaspillent en un instant
Dix ans de notre tâche amère
Pour régaler des charlatans.
Nous devons pour eux, comme abeilles,
Nous affairer dans leurs greniers.
Quand ceux-ci sont pleins de merveilles
Que le pays peut prodiguer,
Comme des mouches ils nous chassent,
Nous enfument, scellent la ruche
À eux le miel ! Chez nous la huche
Est vide comme nos mains lasses.
III.
Le travail est le nôtre, à présent !
Nous allons pouvoir l’échanger
Contre de la terre ! Mangez
La poussière de vos arpents !
Fini de travailler pour rien !
Oyez ce que parle veut dire :
La terre au travail appartient,
Elle ne saurait l’asservir.
Le pain naît du fer tâcheron
Le pain, le fer doit le garder
Le pain, il est à l’ouvrier !
Aux oisifs, nous l’arracherons !
Nous vous demandions, par pitié,
Notre dû. Vous le refusez ?
Notre sein saura le défendre !
Essayez donc de le reprendre !
(Adaptation de Jean Rousselot
pp. 47-49)
La Liberté des mots
Je rends sa liberté à chacun de mes mots.
Après quelques vacances,
d'autres poètes
auront à cœur de prendre à leur service
les plus robustes
et les plus audacieux.
Logés, nourris, payés à la semaine,
ils feront un effort
pour se doter d'un autre sens
et d'un nouveau mystère.
Mes mots sont libres.
Je les salue car je les sais capables
d'affoler mille esprits, fussent-ils incrédules.
Je les ai bien dressés
et leur demande une seule faveur :
ne pas perdre leur temps
à regretter ce qu'ils furent chez moi,
des princes déguisés en domestiques.
Ferais-je mieux de mettre à mort
le moindre de mes mots ?
La lecture d'un poème, quel que soit son auteur, me réconcilie avec moi. L'écoute d'une symphonie me réconcilie avec les autres: c'est pourquoi je ne vais au concert que six ou sept fois par an. (p. 269)