Rencontre avec Alain Duhamel - Journal d'un observateur

Mais c’est avant tout un prototype, un inclassable, une construction originale. Un inédit. Il n’a pas de modèle ni a fortiori d’équivalent. Il a avoué lui-même qu’il n’était pas socialiste, même s’il a fait ses premiers pas sous la houlette de François le Débonnaire et au sein du gouvernement de Manuel Valls le clémenciste. Alors, social-démocrate ? Sa politique économique est plutôt libérale à la française, c’est-à-dire mercantiliste et dirigiste. Colbertienne. Culturellement, c’est encore un libéral, mais au sens anglo-saxon cette fois, un homme de libertés et de tolérance. Mais de libertés et de tolérance contrariées par une pente institutionnelle et personnelle très dominatrice, avec ce que cela suppose d’autorité, de fermeté, voire d’autoritarisme. Et puis, on y reviendra largement, ne perçoit-on pas dans son personnage un fond très bonapartiste, avec ce que cela implique de charisme et d’hubris, de concentration du pouvoir et de vastes ambitions, de démocratie plébiscitaire mais aussi de personnalisation, de modernité, de fringale de la réforme, de goût pour la rupture et de technique d’une mise en scène théâtrale ? Idéologiquement, au total, un habit d’Arlequin ou un étrange camaïeu. Il s’est proclamé lui-même « disruptif ». Il l’est. Il est l’homme des ruptures et des décompositions, plus habile à défaire qu’à rebâtir.
Quant à ma préférence pour un candidat européen, je ne crois pas que ç'ait été une surprise pour quiconque. La pudibonderie française interdisant à l'éditorialiste de faire connaître son vote (même à son insu) ressemble à une tartufferie.
Ce monde nouveau qui fait si peur à la moitié de la population, c'est le sien, technique, numérique, européen, mondial. Emmanuel Macron est le premier président numérique. La France, on le sait bien, n'aime pas, n'a jamais aimé ses élites.
Je n'ai jamais été mitterrandiste - sa politique économique et sociale était trop différente de ce que je pensais - mais la personnalité de François Mitterrand m'a toujours fasciné.
Il lui est arrivé plus d'une fois de vouloir visiter un service de grands malades, dans un hôpital parisien ou régional, et de souhaiter rester seul à seul avec un patient inconnu, dans une chambre individuelle, pour parler avec lui de longs moments. Les malades, et le personnel médical en gardaient un souvenir impressionné et parfois stupéfait.
2794 – [J'ai lu n° 4740, p. 24]

Combien de mandats présidentiels ont été aussi mouvementés, voire éruptifs, que celui d’Emmanuel Macron ? Le deuxième mandat du général de Gaulle, celui de Mai 68, assurément ; le premier mandat de François Mitterrand, celui de la « grande alternance », à coup sûr ; peut-être le quinquennat de Nicolas Sarkozy mais c’est tout : trois sur onze. La présidence d’Emmanuel Macron s’inscrit donc dans le cercle étroit des mandats de crise. Les circonstances y sont pour beaucoup avec les gilets jaunes et surtout avec le Covid. Il n’empêche : la personnalité de salpêtre du plus jeune président de la République jamais élu en France a pesé lourd durant ces cinq années. En publiant ce livre qui lui est consacré, je l’avais titré « Emmanuel le Hardi ». Tout compte fait, je ne m’en repens pas.
L’audace est la première caractéristique d’Emmanuel Macron, celle qui le singularise le mieux, davantage que l’intelligence, la quasi-totalité de ses prédécesseurs en étant largement pourvus, ou davantage même que l’autorité, presque aussi largement partagée. La hardiesse, en revanche, est l’essence même de sa personnalité et pas seulement de sa personnalité politique. Elle ne va pas sans arrogance, sans imprudence, sans maladresse, sans précipitation. Elle frôle fréquemment la témérité mais elle lui permet la surprise, la rupture, la nouveauté, le mouvement. Ambition, jeunesse, volonté de marquer, d’innover, de s’imposer, de se différencier l’alimentent puissamment. Il faut une bonne dose d’orgueil et de combativité mais cela l’expose aussi aux dérapages, aux polémiques, par-dessus tout à une propension à creuser les clivages et à ne pas craindre les fractures si, croit-il, elles permettent d’avancer plus vite.
(à propos de Dominique de Villepin):
Comme il n'a peur de rien ni de personne, pas même de lui-même, il se plaisait à afficher sa rouerie tout autant que sa témérité.
p.337

[De la probité des hommes politiques et de ses conséquences désastreuses]
Je n’ai jamais cru que la gauche soit par nature plus morale que la droite, je n’ai jamais pensé qu’il fallait regarder les hommes politiques comme Rousseau préconisait de regarder les citoyens. Les élus ne sont pas naturellement bons. La vocation politique n’est en rien une présomption de candeur ou un indice de probité. Je sais pourtant que, contrairement à ce que croit une large majorité de Français, la grande masse, l’immense majorité des élus sont honnêtes et cherchent à bien faire, même s’ils se trompent de diagnostic ou de thérapeutique. Ce qui m’enrage toujours, c’est lorsque je constate que, parmi les plus étincelants, les plus énergiques, les plus prometteurs, quelques-uns trichent, fraudent, mentent, se laissent corrompre ou transgressent la loi, donnant ainsi à croire que, si les meilleurs fautent, les autres doivent être présumés coupables. Or c’est exactement ce qui s’est produit avec Jérome Cahuzac.
Il y a chez Emmanuel Macron un cousinage évident avec le giscardisme et des traces de gaullisme gaullien, un appétit, presque une fringale de cette « destruction créatrice » qui semble sortir tout droit de la « théorie de l’évolution économique » de Schumpeter. Il y a aussi, c’est l’une des thèses de ce livre, un parfum entêtant de bonapartisme. Non pas qu’il s’agisse en quoi que ce soit de rivaliser avec le plus grand homme (et le plus contesté) de l’Histoire de France. Mais parce que, comme le Premier consul en 1799, il possède un charisme juvénile, une audace particulière, la passion des réformes, un goût affiché de l’autorité, la volonté de personnifier sans partage le pouvoir, le plaisir aussi manifeste qu’imprudent de se mettre en scène, une grande indifférence aux cahots qu’il provoque, la conviction enfin de porter un projet. Stratégie de l’offensive, du défi, donc du péril.
C'est un gouvernement baroque mené par un Premier ministre classique. La France s'étonne, intéressée.