La fatigue d'être soi : Dépression et société de
Alain Ehrenberg
9. « La critique de l'abaissement moral autrefois adressée à l'hypnose est reformulée sur les antidépresseurs dans un tout autre contexte. L'inquiétude identitaire suscitée par une substance chimique agissant sur les états de conscience n'est en effet pas un problème nouveau dans nos sociétés. Nous disposons depuis une trentaine d'années d'un antimodèle : la drogue. Elle est l'outil cognitif privilégié pour désigner une inconduite qui consiste à manipuler ses propres états de conscience, quelle que soit la dangerosité du produit utilisé. Le drogué est l'antimodèle idéal pour définir une manière d'être soi qui, grâce à l'ingestion d'une substance, évite les chemins de la conflictualité. Changer la personnalité de vrais malades, c'est leur redonner la santé, changer celle de gens dont on doute de la maladie, c'est les droguer, quand bien même la drogue serait sans danger. […]
La dépendance, cette relation pathologique à un produit, à une activité ou à une personne, est, avec la dépression, l'autre grande obsession de la psychiatrie. Pour la psychiatrie biologique ou comportementaliste, elle est une conduite à risques. Pour nos sociétés, elle est devenue quelque chose de plus essentiel parce que l'enjeu est moins médical que symbolique. En effet, le drogué est l'homme dont il est convenu de penser qu'il franchit la frontière entre le tout est possible et le tout est permis. Il radicalise la figure de l'individu souverain. La dépendance est le prix d'une liberté sans limites que se donnerait le sujet : la dépendance équivaut à une forme d'esclavage. Elle est avec la folie la deuxième manière de dire ce qui se passe quand la part du sujet vacille au sein d'une personne. Mais la folie et la dépendance le disent de façon tout à fait opposée. Si la première est révélatrice de la face sombre de la naissance du sujet moderne, la seconde met massivement en lumière celle de son déclin. » (pp. 236-237)
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