Aux bords écartés de la forêt vosgienne, un vent de colère et de folie se lève soudain lorsque la convoitise vient briser l’illusion d’un bonheur : puissance de la langue au service d’un flot magnifiquement insensé.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/03/26/note-de-lecture-massif-alain-giorgetti/
Le « Massif » du titre, c’est un coin de celui des Vosges, une vallée entourée de moyenne montagne et de forêt où subsiste une nature encore primale. Rien d’idyllique en soi, sans doute, mais un terrain hautement propice pour découvrir, lorsque l’on a été traumatisé et ballotté de mal en pis, à peu de choses près, comme Nicolas, l’apaisement et l’amour inouï en la personne de la joliment mystérieuse Hélène.
Mais le « Massif », c’est aussi une communauté villageoise tissée de hiérarchies abjectes et de corruptions, où derrière les vagues souvenirs bucoliques, l’argent règne en maître, au nom de ce qu’il a déjà acheté et de ce qu’il pourrait encore et toujours acheter. Monde en petit dans lequel la puissance des 4 x 4, la sûreté du coup de fusil et l’absence totale de sens moral – ou alors extraordinairement dévoyée – font figure d’armoiries et de quartiers de noblesse. Monde en petit où l’on est aux ordres, ou alors opposant, obstacle, caillou dans la chaussure du prestige local et du profit tout à fait terrestre et terrien.
Lorsque le frottement entre Nicolas, Hélène et la convoitise mafflue des frères Kocher, incarnation putride et fière d’elle-même du système local et de ses ramifications pas toujours attendues, devient choc, puis étincelle, le feu prend aux poudres : la colère se lève, ouragan irrépressible, et à son tour, « massif ». C’est cette colère aveugle et sourde, légitime ou non, mais en tout cas terminale ou presque, amplifiée bien au-delà des limites connues lorsque les illusions s’évanouissent et que les secrets apparaissent pour ce qu’ils sont, tragiques et honteux, que nous raconte Nicolas pour nous offrir ce roman électrique et halluciné.
Publié en 2023 chez Alma, le deuxième roman d’Alain Giorgetti est un tour de force littéraire. Réussissant le pari un peu insensé de confronter l’espoir fondamental, l’amour fou incarné dans des êtres et dans une nature, préservée et omniprésente – mais toujours et encore à la merci d’une quête sans fin de profit échelonné – à la colère monumentale, certainement folle elle aussi, qui naît de l’échec, de la honte et de la fausse fatalité salement orientée.
Ce flot puissant, et tous les rapides qu’il révèle au fil de l’eau déchaînée, ne surprendra pas en soi les lectrices et les lecteurs de son premier roman, « La nuit nous serons semblables à nous-mêmes », qui avait su aussi inventer la langue nécessaire pour raconter des flots bien différents, ceux de la Méditerranée des réfugiés, ni celles et ceux de son essai hybride et redoutable, « Ce que la France n’a jamais dit à l’Algérie », à la véhémence savamment contrôlée, ni même celles et ceux de sa nouvelle « Pardonne pas – Sept roses rouillées à la mémoire de François Mitterrand », dans le deuxième numéro de la belle revue La Moitié du Fourbi, où il montrait déjà qu’il savait ce qu’implique la trahison en matière de retour de flamme.
On retrouve donc avec bonheur (et terreur) dans « Massif », dans un registre bien différent d’imaginaire au plus près du terrain (un registre qui lorgne par moments avec fougue du côté de la Fanny Taillandier de « Farouches » comme du Wu Ming 2 de « Guerre aux humains » – et dans les deux cas, pas seulement par la présence des sangliers), une langue rare, puissante, ramifiée, capable de transcrire et de donner à ressentir toutes les nuances d’une colère face à la destruction d’un idéal, dans toutes ses composantes, colère qui, derrière l’opprobre bien-pensant et la folie apparente, a bien tout, alors, d’un « vent qui se lève » face à l’abjection des nantis et des repus.
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