Les bleus étaient verts de
Alain Jaspard
Mon grand-père, le père de Maman, était aussi un ancien combattant, mais un ancien combattant de la reine des guerres, la Grande Guerre, la grande boucherie, celle de 1914, dans l’infanterie, les tranchées, la boue, les rats. Il adorait la raconter, sa Grande Guerre, à la fin du repas, après la p’tite prune dans la tasse à café tiède, et nous on levait les yeux au ciel avec un soupir d’ennui : Papi allait encore nous raconter sa guerre ! Ah, la chaude camaraderie des tranchées, que de souvenirs, vous auriez vu ça les enfants, quand un obus de soixante-quinze a arraché la tête d’Émile, un gars de Bar-le-Duc, le matin même il vous avait roulé une cigarette de gris, et voilà qu’il continuait à courir sans sa tête, sa cervelle explosée dégoulinait sur mon uniforme ; quand notre capitaine, prof d’histoire de Nîmes dans le civil, asphyxié au gaz moutarde, est mort dans les bras de ses hommes ; quand Eugène et Gustave, qui avaient passé la nuit dans l’eau croupie d’un trou d’obus, la jambe arrachée pour le premier, l’œil, l’oreille et la moitié de la mâchoire en moins pour l’autre, ont été récupérés vivants par nos héroïques brancardiers, la chance qu’ils ont eue – tu parles d’une chance, t’as raison, Jef –, ah, c’était le bon temps, on était entre hommes, des vrais, les Boches, les Fridolins, les Frisous, les Chleus, on les aura, y passeront pas. C’était vrai, ils sont pas passés. À quel prix !
Même ceux de la débâcle de 1939 avaient de délicates histoires à raconter, les cadavres par milliers sur la plage de Dunkerque, la Gestapo, la torture, les fusillés, le froid, l’exode, la faim, le maquis.
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