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Citation de hcdahlem


INCIPIT
LE VILLE D’ORAN
Juin 1961
À vingt ans, Max n’avait jamais mis les pieds sur un bateau, ni même approché et touché la coque froide et vibrante d’un cargo larguant les amarres pour la Tasmanie ou les îles Vierges. À vingt ans, il savait à peine nager. À vingt ans, il ne connaissait de la mer que ses séjours à La Napoule, au centre de colonie de vacances du comité d’entreprise des Charbonnages de France, où il avait perdu son pucelage à quinze ans – grâce soit rendue à la générosité d’une cantinière de la salle à manger des ados, une fille du Pas-de-Calais aux mains rouges et au cœur tendre, sur la plage au clair de lune, dans de laborieuses contorsions entre bâtons d’esquimaux et mégots de Gauloises bleues, « ça me gratte, j’ai du sable plein ma culotte » –, exploit qu’il ne parviendra à renouveler que trois ans plus tard malgré son assiduité, en cause une coriace acné juvénile. À vingt ans, il ne savait pas grand-chose.
À vingt ans, on l’envoya sous les drapeaux.
Après avoir pendant quatre mois appris l’essentiel de ce qu’il faut savoir pour faire un bon soldat – marcher au pas, présenter les armes, saluer un supérieur, c’est-à-dire tout le monde, faire son lit au carré, boire l’infâme picrate, fumer les Troupe qui vous arrachaient la gueule, bagoter dans la cour de la caserne, se faire agonir d’injures par un adjudant en fin de carrière, tirer avec le MAS 36, un fusil qui avait participé avec brio à la débâcle de 1940, ou avec le Garant américain du débarquement de juin 1944, une arme qui vous démontait l’épaule chaque fois qu’on en pressait la détente –, après avoir compris les subtilités de l’art du camouflage, principalement pour échapper aux corvées, il fut envoyé à la guerre. Et, pour être précis, à Cherchell, à cent kilomètres à l’ouest d’Alger. L’idée de faire la guerre ne l’enthousiasmait pas outre mesure, mais même la guerre ne pouvait être pire que l’incommensurable ennui qu’il aurait traîné pendant deux ans dans une sinistre caserne d’un bourg au nom imprononçable en Allemagne occupée. Il pensait qu’au moins, en Algérie, il y aurait le soleil, la lumière, la mer.
Et qu’il allait monter sur un paquebot.
On lui donna un ordre de mission, un paquetage et un billet de chemin de fer pour Marseille-Saint-Charles, où il débarqua début juillet 1961, sous un magnifique ciel d’où les nuages avaient disparu, chassés par le mistral. Une noria de camions GMC, ayant eux aussi connu le débarquement de juin 1944, transportait la troupe jusqu’à La Joliette. Il déclina l’invitation de ses potes de train qui avaient bien l’intention, quitte à se faire trouer la peau à la guerre, de ne pas mourir puceau, de savoir à quoi ça ressemble une femme, ses chairs, son odeur, ses nichons, ses baisers. Ils s’en allaient en bandes rigolardes, bruyantes, « la quille, bordel ! », perdre leur pucelage et leurs économies en longues files chez les filles de la rue Thubaneau qui remontent leur robe, ôtent une culotte usée jusqu’à la corde, gardent leurs chaussures, écartent les cuisses sur une courtepointe à fleurs défraîchies, mâchent leur chewing-gum pendant que sur leur ventre s’escrime le soldat, moins de sept minutes rinçage de bite compris, en prime parfois quelques parasites, une chaude-pisse, mais ça, depuis la nuit des temps, c’est une guerre que l’armée connaît et sait très bien gagner – quoique non sans douleur. Avec ce qu’il leur reste, s’il leur en reste, ils écument les bars, boivent, boivent et reboivent, du pastis, de la bière, du calva, ils descendent les rues vers la mer, chantent, chahutent les filles, sans espoir, le prestige de l’uniforme s’est fait la paire depuis belle lurette. Les Marseillais, peuple tolérant, ne s’en formalisent pas, font preuve de compassion pour cette jeunesse qui part au combat, dans des odeurs d’alcool, de transpiration, de pieds sales.

Le port de Marseille hurle de toutes ses ferrailles, ses diesels, ses sirènes, ses oiseaux marins, ses chaînes, ses couinements, ses grincements. Des camions et des chariots s’agitent, des grues chargent des conteneurs, des jeeps, du matériel militaire kaki dans la soute d’un cargo. Max repère les noms des compagnies sur les portes de bureaux vitrés : la Compagnie générale transatlantique, la Compagnie Paquet, les Chargeurs réunis, Fraissinet et Cyprien Fabre, les Messageries maritimes, rien que du rêve. Au quai, sont amarrés le Lyautey, le Charles Plumier, le Ville de Tunis, le Sidi Bel Abbès, le SS Pasteur, celui-là même qui le ramènera quatorze mois plus tard et qui sombrera vingt ans après dans l’océan Indien alors qu’il se rendait en Inde pour son ultime voyage, un si beau navire ne pouvait pas sombrer dans une mer de seconde catégorie ! Des gardes mobiles casqués surveillent les entrées et sorties du port, fusil en bandoulière, adossés à des murs de sacs de sable.
Des soldats sans armes, parqués comme des moutons, attendent qu’on les fasse embarquer, affalés sur les pavés, à demi couchés sur leur paquetage. Ils transpirent, pissent, fument, rotent, se grattent les dessous de bras, l’entrecuisse, les couilles, la chasse aux morpions est ouverte, cadeau de bienvenue des putains de la rue Thubaneau.

Après de longues heures, un brigadier tringlot les mena à l’autre bout du port où ils découvrirent leur bateau, le Ville d’Oran, élégant navire de plus de cent trente mètres, mille huit cents tonneaux, bas sur l’eau, une dizaine de mètres – comme l’étaient alors les paquebots qui sont aujourd’hui des monstres trapus culminant à plus de quarante mètres –, avec son unique rangée de hublots, sa haute cheminée rouge et noire qui crachait une fumée empestant le diesel, navire de toutes les campagnes, le débarquement en Sicile en 1943, l’Indochine, l’évacuation des Français de Tunisie en 1957 et dorénavant liaison vers l’Algérie et transport de troupe. Par la passerelle de poupe montaient les premières classes, des gens importants, officiers, hauts-fonctionnaires, colons arborant de larges sourires fichés de gros cigares, politiciens qui se font discrets en cette année d’incertitudes, femmes vêtues de robes claires, épouses d’officiers supérieurs ou de colons. En seconde classe s’installaient les sous-officiers, les petits fonctionnaires, instituteurs, postiers, pieds-noirs de Bâb-el-Oued, quelques notables arabes en gandoura. La troupe embarquait par la passerelle de proue, descendait des escaliers de fer qui la menaient dans les profondeurs du navire, à grand tapage de godillots, de « La quille, bordel ! », de « Vive le deuxième RIMa ! », de chants patriotiques comme « De Nantes à Montaigu, la digue, la digue… la digue du cul » ou encore « Lève la cuisse, cuisse, cuisse, voilà qu’ça glisse ! ».
La cale est une immense salle où tout est acier : le sol, les murs, le plafond, très haut, les portes. Des cordes sont tendues le long des bordés afin de servir de rampes pour faciliter les déplacements en cas de forte mer. Des lampes poussiéreuses grillagées, boulonnées sur les membrures, donnent une lumière chiche, blafarde, des matelas crasseux s’entassent dans le fond, quelques marches de fer mènent à des latrines, cloaque puant les excréments et le grésil, verrous brisés, pourvues d’un lavabo, de fer lui aussi, dont les robinets sont cassés depuis si longtemps qu’il ne sert plus que de cendrier. En guise de papier hygiénique, un tas de vieux journaux, déjà imbibés de pisse, posés à même le sol. Un guichet pour l’heure fermé jouxte une porte : « Cuisine, entrée interdite ». Une autre porte : « Escalier de secours, montée interdite ». Interdites ou non, elles sont fermées à clé. Il règne un vacarme étourdissant réverbéré par les murailles de métal. Il y a là plusieurs centaines d’hommes qui hurlent, s’interpellent, déroulent les matelas, s’installent pour la nuit. Des permissionnaires hâbleurs, menteurs, le verbe haut, terrorisent la timide bleusaille en lui contant des tartarinades de guerre.
Seul confort, il ne fait pas trop chaud, les panneaux de pont sont grands ouverts et laissent passer un fort et frais mistral.
Voilà, pense Max, comment la nation fait voyager en cale ceux qui, chasseurs, paras, légionnaires, spahis, tringlots, artilleurs, marins, Chtimis, Bretons, Parigots, Savoyards, vont risquer leur peau pour celle des premières classes.
À dix-sept heures, le guichet « Cuisine » s’ouvre. Une longue file, la gamelle dans une main, la gourde dans l’autre, s’étire. Ils ont vingt ans, n’ont rien dans le ventre depuis le matin, ils crèvent de faim. Des cantiniers rapides et gouailleurs les servent à la louche, au menu, saucisson à l’ail, saucisse de Toulouse nageant dans un chou vert graisseux, camembert plâtreux, banane, le tout arrosé à volonté du picrate militaire – le bruit court dans les cantonnements qu’il contient du bromure destiné à calmer les ardeurs érotiques du soldat. Les gourdes se remplissent, rares sont ceux qui demandent de l’eau. Max n’essaye même pas de manger ce brouet, se contente d’une banane à peine mûre. En se posant des questions : qui sont ceux qui nourrissent les militaires, où trouvent-ils ces choux pourris, ces saucisses dégueulasses, ces fromages immangeables, ces excédents fourgués à l’armée alors qu’ils ne méritent que la décharge ? Combien les achètent-ils et combien les facturent-ils à l’intendance ? Qui sont ces paysans qui vendent en juillet des choux récoltés en janvier ? Qui sont ces vignerons qui méprisent jusqu’à leur propre métier en pressant ce toxique pinard ? Combien de pots-de-vin et de prébendes circulent sous les bourgerons et les capotes ? Qui sont ces cuisiniers qui osent servir cette tambouille infâme à une jeunesse appelée malgré elle à crapahuter dans les djebels pendant parfois deux longues années ? Max imagine de gras marchands, des exploitants agricoles cousus d’or, des politiciens faux-culs, des édiles locaux ventrus, satisfaits, des bourgeois nantis, des intendants militaires corrompus, qui tous s’en mettent plein les poches en magouillant avec la fourniture aux armées.
À dix-hui
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