Citations de Alain Leygonie (18)
On rentre des champs fourbu, la sueur au front, la veste sur l'épaule et, en longeant la plate-bande couverte de muguet, atteint tout à coup par son parfum, on a l'impression que c'est dimanche. Dimanche ou jour férié, au temps du muguet chaque jour le travail a l'air d'être une fête.
Notre marronnier n'est pas seulement un arbre, c'est un lieu : Lieu de repos, lieu d'isolement, lieu de méditation, de contemplation, de rêverie ou de lecture. Il y a un banc à cet usage. Un membre de la famille qui n'est pas là au moment de passer à table, on sait généralement où le trouver : Il est sous le marronnier en train de rêvasser ou de lire, il attend qu'on l'appelle.
Car nous fûmes poissons avant que d'être hommes. Nous eûmes des nageoires, parait-il, avant d'avoir des bras et des mains. Le changement ne s'est pas fait en un jour, certes, il s'est fait insensiblement, en l'espace de plusieurs millions d'années (pendant ce temps, pour d'autres créatures sorties du même bain, la nageoire devenait aile, leur permettant de nager dans l'air), mais c'est bien comme ça qu'a débuté l'aventure humaine. Oublier le poisson, la souffrance du poisson, d'une certaine façon c'est oublier d'où l'on vient.
Oublier d'où il vient ou du moins préférer ne pas le savoir, c'est bien là le drame de l'homme.
[p53]
Je repense à mon évasion d'Angers... Je vais essayer de l'écrire. L'écrire, c'est mieux que d'y penser. L'écrire, c'est un peu le faire; c'est comme si je m'évadais encore, une sorte d'entrainement.
Nous sommes des mercenaires au service d’un pays qui nous utilise comme bon lui semble parce qu’on a une dette à payer. Puis j’ai écarté cette évidence car elle m’était insupportable. Je l’ai mise de côté au point de l’oublier.
Nous étions en mission d’éclairage pour les compagnies de combat qui allaient livrer les premiers assauts. Nous étions les plus forts. Mais pour combien de temps ?
A dix-huit ans j'ai quitté d'un coeur léger la maison de mon enfance et me voici aujourd'hui l'esprit enfermé entre ses quatre murs. Tantôt j'ai l'impression d'habiter cette maison fantôme, tantôt il me semble que c'est elle qui m'habite.
Orgueil démesuré, orgueil stupide de "l'homme nu" qui, une fois vêtu, armé, outillé, sédentarisé, une fois installé dans le monde et dans le langage, assis à la droite de Dieu, se considère comme un être d'exception. Moi et les petits oiseaux. Les petits oiseaux, c'est-à-dire quelques millions d'espèces animales. Quelques millions d'espèces animales rassemblés en un seul genre, "en un seul bloc", les bêtes, et moi et moi et moi. Ainsi s'étourdit l'animal raisonnable.
[p9]
La prison, c’est du temps suspendu. Quand tu sors, tu as l’impression que tu étais en pause et qu’un mauvais génie vient d’appuyer sur le bouton pour te faire avancer. Entre-temps, la vie des autres a suivi mille chemins. Ils ont vieilli. Toi, tu es toujours d’attaque, en quelque sorte, mais tu as juste huit ans de retard. Une éternité… En prison une seconde dure un siècle mais les années passent à une vitesse vertigineuse.
Là, sur le banc qui se trouve entre deux frênes noueux, j’ai avoué à Samia qu’elle était la plus belle femme du monde. Elle a ri sans se moquer puis elle a abandonné délicatement sa tête sur mon épaule. Je n’ai pas osé l’embrasser. Pas encore, je n’ai pas voulu que notre amour débute comme ça. On ne rêve et on ne désire jamais assez.
La pension n’endurcit pas les faibles, elle les détruit un peu plus de l’intérieur. Rémy était bien plus fort que moi. Il ne pleurnichait pas sur son oreiller de pensionnaire, se battait à la première insulte, ne lâchait rien. Il ne récoltait pas d’heures de colle, ni de mots inavouables sur son carnet de correspondance. Il était la fierté de mon père. Mon contraire.
Le foot, c'est l'opium du peuple...
Le propre de l'homme, c'est d’être moyen en tout. Du côté de la vision, on n'est pas terrible, du côté de l'ouïe ou de l'odorat, n'en parlons pas. Quant à la course à pieds, on peut être rattrapé par n'importe quelle bestiole moyenne. Par un tas de côté, on ne peut pas flamber...
Totalement cernés, pas très bons, nous avons été obligés de nous socialiser, d'unir nos forces, d'inventer des outils, des machines pour parvenir à occuper les niches restées libres. Corporellement, la chauve-souris, le cheval, l'aigle, le requin ont des millions d'années d'avance sur nous...
[p44]
Comme il reste encore quelques vides à combler, quelques touches de blancs à ajouter, comme quelques odeurs s'avisent de prendre l'air, le ciel décide d'en remettre un couche. La neige ne s'arrêtera de tomber que lorsque la campagne ne sera plus qu'un vaste désert de bruits, de couleurs et d'odeurs.
Quand tu es kabyle, la justice a la main plus lourde. Un enfoiré m’a cité, sur une écoute, dans une histoire de règlement de comptes. J’avais rien à voir là-dedans mais le temps que je prouve que j’étais clean, j’en ai pris pour deux ans. Et voilà…
Le destin fait parfois les choses correctement.
Le souvenir revient de nos fous rires et nos cuites au bar des Cimes quand le vieux Marcel le tenait et qu’il buvait à peu près autant que ses clients. Les premières filles aux allures garçonnes. Je n’ai eu aucun succès, ne sachant pas m’y prendre. Trop timide, trop gauche. Et puis il n’y a eu que Samia dans ma tête. Personne d’autre n’a compté. Sa peau brune et soyeuse, ses cheveux rebelles et son regard noir m’ont envoûté à jamais. J’en ai fait la reine d’un pays lointain. Je l’ai connue sur les bancs de l’école primaire et j’ai grandi avec elle.
Tu es reporter à VÉvénement du Jeudi. J'ai trouvé que ça sonnait bien, l'Événement du Jeudi. Ça ne prête pas à conséquence, ça peut endormir les autochtones. .. C'est pour le cas où tu aurais des ennuis. Tant que tu pourras jouer les touristes, profites-en. C'est encore le meilleur moyen de passer inaperçu. Je ne suis pas sûr qu'ils aiment beaucoup les journalistes, à Bamako...
Catherine n'eut pas besoin de chercher la lumière, ni sur le palier, ni au salon. Une manie de femme seule dans une maison trop grande lui faisait laisser quelques lampes allumées toute la nuit.