Quand on posait, il y a vingt ans, une question simplissime - quel est l'espace le plus libre, le plus démocratique, le plus protecteur ? - la réponse fusait : les Etats-Unis, naturellement. Quelle devrait-elle être aujourd'hui, à condition de laisser de côté les grands confettis que sont l'Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada ? L'Europe, bien sûr
L chasse à l'immoralité n'est pas près de s'interrompre. Hommes politiques, industriels, journalistes, tous les membres de l'élite seront confrontés au rouleau compresseur de l'opinion et à l'exigence de transparence. Progrès en apparence incontestable de nos sociétés : davantage de transparence signifie davantage de démocratie, mais à la condition que le jeu démocratique ait ses règles, ses institutions , ses stabilisateurs.
Ces hommes, Burin, Delouvrier, Trichet étaient tout sauf monomaniaques : cultivés, parfois emportés par une passion intellectuelles, telle la poésie pour Trichet, lecteurs invétérés, curieux, ouverts aux autres : des seigneurs au sens mythique du terme.
Quel est le tour de bonneteau qui a réussi, dans ces conditions, à lui assurer une incroyable postérité? C'est la nécessité où s'est trouvée en Europe la gauche social-démocrate de s'inventer un contre-Marx, face à la pression communiste. S'est ainsi créée une vulgate keynésienne en face du vade-mecum marxiste. Faisant corps avec la démocratie politique, respectueuse, en grande partie, des règles du marché, elle a servi de caution à l'interventionnisme public, dont les sociaux-démocrates demeuraient les chantres. Dépense publique rimait avec Keynes ; sa politique fiscale de même ; politique sociale aussi ; dévaluation idem ; politique de bas taux d'intérêt naturellement...
Mitterrand nous avait débarrassés du communisme , Hollande nous débarrasse du socialisme , c'est pour la France un pas en avant gigantesque .( Dans " L'Express " du 29 janvier 2014 )

Branlottin était un petit bilboquet au visage agréable et mobile, mais toujours gaché par un sourire narquois.
Dans sa jeunesse, il était allé à la grande école des bureaucrates et en avait gardé des manières douceureuses et cassantes.
Il s'était vite lassé du calcul des gabelles, accises et autres taxes, vérifiés par les mandarins de sa caste, et avait rapidement bifurqué chez les marchands.
A ses débuts dans les affaires, le chemin de Branlottin avait croisé celui d'un riche italien qui possédait une fort profitable manufacture dans son pays. Cette manufacture fabriquait auparavant des machines à écrire qui ne se vendaient plus, et l'italien lui faisait maintenant produire des machines à compter qui se vendaient fort chères.
Branlottin et l'Italien mirent sur pied une ambitieuse opération qui devait enrichir, et le commandité, et le commanditaire.
Malheureusement, les calculs de Branlottin se révèlèrent aussi faux que les maximes qui remplissaient sa tête, et l'opération tourna au fiasco. L'Italien retourna dans son pays et Branlottin fut grillé pour toujours.
Si Papejet avait vendu son âme au socialisme, Branlottin avait vendu la sienne au mercantilisme.
Il avait choisi le bon camp : les marchands achètent les âmes plus cher que le font les bureaucrates.
Comme sa position était rien moins que solide, Branlottin devait jeter force fumées pour impressionner les marchands qui utilisaient son truchement pour amadouer les bureaucrates. A une certaine époque, il s'était incrusté dans une fort pernicieuse gazette qui nourrissait des chimères, au point de se croire la gazette de Referenz. Ces plumitifs insolents posaient aux professeurs de vertu depuis des lustres,
et ils donnaient déjà des leçons à Charles le Grand qui s'en moquait bien.
Cette gazette était peuplée par des impies qui blasphèmaient cent fois par jour contre Hermès, Dieu du Commerce et des Voleurs.
Le Dieu s'était bien vengé, et plus ils blasphémaient, plus la gazette périclitait. A la fin, deux marchands et un bureaucrate défroqué avaient emporté la place affamée, malgré la résistance des assiègés.
Ensuite, Branlottin avait été expulsé de son fromage, et il ne s'en consolait point. Aussi pour continuer à exister à la Cour, il stipendiait de temps à autre un mercenaire, qui avec des ciseaux et force colle lui bricolait un ouvrage dans l'air du temps.
Les libraires étaient forcés de recevoir le dégoutant opus, mais il ne s'en débitait aucun. L'auteur allait partout, surtout dans les étranges lucarnes, et répétait que, de bien écrire, il ne se piquait point. Il ne mentait point, et en cette rencontre, ce fut la seule fois de sa vie où il énonça une vérité.

Paradoxe : Giscard était prédestiné à l’Élysée et pourtant il lui a fallu passer par le chas d’une aiguille pour y parvenir. Sensible plus que quiconque au thème de la prédestination, Mauriac a, de ce point de vue, tout dit : « Un jeune être comblé dès le départ de tous les dons, ceux de la naissance, de l’intelligence, de l’argent, au degré où ce le fut, ce Giscard n’en est même plus à se demander : “Jusqu’où ne monterai-je pas ?” Car il sait très bien où il va, où il ne doute pas de parvenir et qu’il n’y a qu’une place à sa mesure en France et qui est la première. » Un héritage politique – celui de son grand-père Bardoux –, un héritage bourgeois – celui de son père –, un héritage aristocratique – celui de sa belle-famille –, une belle guerre, la quintessence des grands diplômes – Polytechnique, l’ENA –, le comble de l’aristocratie technocratique – l’inspection des Finances : rien ne manquait au jeune Giscard pour atteindre les sommets. Et une carrière météorique, comme nul n’en a connu : ministre du général de Gaulle à trente-cinq ans dans un domaine peu familier au chef de l’État, les Finances, ce qui lui donnait un atout incommensurable. Plus compétent que le Général, il ne pouvait qu’en tirer avec lui un dialogue plus égalitaire et donc plus formateur. Imagine-t-on meilleure éducation politique que des contacts permanents avec un de Gaulle dont l’absolu ascendant était tempéré par ses relatives lacunes techniques ? Giscard était vraiment l’anti-Bonaparte : jamais destin n’avait été à ce point préfiguré.
Mais le cheminement fut néanmoins hautement aléatoire. En effet, si Giscard n’avait été mû que par son ambition et son désir d’atteindre la fonction qu’il estimait lui être destinée, il se serait inventé gaulliste pur et dur en 1958 ou plus tard. S’il avait rejoint la cohorte des hommes politiques « UNR », plus « godillots » les uns que les autres, il se serait naturellement imposé grâce à son ascendant et à sa naturelle supériorité. S’il a choisi une voie de traverse – construire un partenaire junior de la majorité mais entièrement à sa main –, c’était pour affirmer une identité idéologique, substantiellement différente du gaullisme. Il n’existe pas plus belle preuve de la sincérité et de l’authenticité du personnage. Car c’était, dans la perspective de l’Élysée, prendre un chemin pavé d’embûches. Giscard ne s’est, à cet égard, épargné aucune difficulté.
Lorsqu’il est éloigné, contre son gré, du ministère des Finances, de 1966 à 1969, il ne cesse de multiplier les écarts et les gestes d’autonomie à l’égard de la vulgate gaulliste. Ces « cactus », comme on les appellera à l’époque, deviendront de plus en plus piquants. La doctrine sera résumée par un mot, le « oui mais », expression d’une dissidence qui se veut contrôlée. Ce sera, après le discours du Général en faveur du « Québec libre », la dénonciation de « l’exercice solitaire du pouvoir », propos qui résonnait, aux oreilles des gaullistes, comme un acte de lèse-majesté. Vint ensuite, pendant les événements de mai 1968, un appel violent à la démission de Georges Pompidou. Ce propos était éminemment contestable car nul n’aurait fait mieux, ces jours-là, que le Premier ministre, mais il témoignait de l’âpreté de l’affrontement entre ces deux seigneurs de la politique. L’acte ultime de rupture avec le gaullisme traditionnel sera évidemment le non au référendum du 27 avril 1969.
Un tel itinéraire ne pouvait que marquer Giscard au fer rouge aux yeux des gaullistes de stricte obédience et les comptes se solderont beaucoup plus tard, lors de l’élection de 1981, à travers les manœuvres de Jacques Chirac pour faire élire François Mitterrand, au nom du vieux principe : « L’ennemi de mon ennemi est mon ami. » D’ailleurs, cohérent avec le parti qu’il a pris, Giscard cherche en 1969 à susciter la candidature d’Antoine Pinay. Devant le refus de ce dernier, il a l’extrême intelligence de ne pas persévérer et de ne pas soutenir la pâle copie de Pinay qu’était Alain Poher, ce qui l’aurait mis en rupture de ban définitive avec la machine gaulliste. Il se rallie à Georges Pompidou, en s’acharnant à ne pas apparaître comme un féal mais comme un allié. Peu évidente a priori, sa volte-face lui a sans doute permis de sauver sa vie politique. Il arrache à un Pompidou réticent son retour aux Finances et mêle, avec une extrême habileté, une totale loyauté gouvernementale et une relative autonomie politique. Mais, à la fin des fins, Giscard demeure, à la mort de Georges Pompidou, un marginal au sein de la majorité et il n’a, en théorie, aucune chance d’être élu. Seuls son talent et la calamiteuse campagne de Jacques Chaban-Delmas feront dérailler la logique politique.
Cet être prédestiné ne s’est en rien comporté en arriviste : il n’a pas fait les concessions qui lui auraient assuré une trajectoire linéaire et facile. Il n’a pas transigé avec ses convictions profondes. Or, celles-ci – nouveau paradoxe – étaient libérales dans un pays qui, à l’époque, ignorait le libéralisme. Il est de bon ton de présenter Giscard comme un « orléaniste ». C’est vrai, mais subtilement critique, tant l’image de Louis-Philippe a été amochée par la légende révolutionnaire de 1848. Plus honnête, plus respectueux serait de définir le vainqueur de 1974 comme un tocquevillien. C’est une filiation plus noble vis-à-vis d’un homme si maladivement féru de filiations… Goût des contre-pouvoirs, relativisme dans l’action politique, libéralisme dans l’ordre économique et sociétal, respect de la société civile : autant de traits idéologiques peu communs en France.
C’est d’ailleurs l’exacte mesure des divergences avec un gaullisme qui croit à l’État, se méfie du libre jeu du marché et de la société, valorise le goût de l’action, rejette les contre-pouvoirs institutionnels, pratique le culte de la seule souveraineté populaire et rime volontiers avec le nationalisme.
Ce clivage est au fond l’illustration du débat qui, dans les années quatre-vingt, se cristallisera entre « démocrates » et « républicains », au prix d’une césure qui traverse la droite et la gauche. Les premiers – les démocrates – considèrent que la démocratie a un double fondement : le suffrage universel et le respect des « checks and balances1 ». Les seconds – les républicains – n’acceptent que la légitimité du suffrage universel : nulle institution, nulle Constitution, nul acteur social ne peuvent s’y opposer. De Gaulle était un pur républicain ; Pompidou un républicain mâtiné de démocrate ; Giscard un démocrate. Dans la France des années soixante, un tel credo politique devait logiquement conduire à une impasse, c’est-à-dire, pour le chef de cette tendance, à demeurer l’éblouissant leader d’une force d’appoint. Rien n’était donc acquis et la capacité de l’élection présidentielle au suffrage universel à rebattre les cartes et à ouvrir une porte sur l’inattendu n’avait pas encore été démontrée.
Paradoxe encore : la vision de la société de Giscard, telle qu’il l’énoncera dans Démocratie française ou plus tard dans Deux Français sur trois, était contradictoire avec l’état politique du pays quand il se présente. L’idée d’une grande classe moyenne, portée par le progrès économique, de moins en moins déchirée par des clivages idéologiques, va à rebours de la France des années soixante-dix, marquée par une absolue césure politique du fait de la résurrection d’une gauche unie. Le programme commun de la gauche crée, par sa radicalité, une violente coupure et conduit mécaniquement à deux blocs hostiles. Fin tacticien, VGE se garde bien, pendant la campagne électorale, de trop afficher son goût de l’unanimisme et d’en appeler à une grande alliance, gage à ses yeux de modernité.