- Vous connaissez La Calomnie d’Apelle de Sandro Botticelli ? me demanda Clarius.
- Non.
Tout en mâchant une frite, il sortit une tablette de son attaché-case. Il y afficha une image et la posa devant moi, contre le pichet de vin que lorgnait Aubin. En deux mots, il décrivit la composition puis se concentra sur un détail.
- Regardez, dans le groupe de droite, on voit cinq personnages allégoriques : ce sont les complices de la diffamation ; ils lui permettent d’accomplir son œuvre : tromper le juge, fausser son jugement. Ce sont la séduction, la fourberie, l’envie, l’insinuation et l’ignorance.
- Oui, je vois.
- Regardez sur la gauche ; il y a deux autres personnes. Elles sont comme étrangères à la scène. Ce sont la vérité et le remords. Elles n’interviennent pas dans l’action ; elles s’en détournent. Le calomnié - par terre, traîné par les cheveux -, il n’a aucune chance contre cette machination.
- La calomnie est un mal sournois, s’insinua Pélissier, invisible, qui sape, qui creuse des galeries dans la réputation de quelqu’un qui un jour finit par s’écrouler.
- En auriez-vous été victime ?
- Pas moi. Lui ! pointa-t-il Clarius avec son couteau.
La grande place rectangulaire au vieux dallage anfractueux était déserte, boudée par les badauds. À droite, un long et haut portique à arcades soutenu par de graciles colonnes la bordait sur toute son étendue. Au-dessus de chaque support, un grand disque bleu portait en son centre un nouveau-né emmailloté de couleur blanche. D’une extrémité à l’autre de la construction courait un escalier d’une dizaine de degrés en plein milieu duquel s’était installé l’énigmatique personnage. Qu’allait-il m’annoncer ?
À l’autre bout de la place, à gauche de l’esplanade de Santissima Annunziata, je distinguai un petit café. Je m’y rendis en hâte et en emportai un plateau garni de deux cappuccinos et de quelques biscuits. En prenant garde de ne pas trébucher sur les pavés cahoteux, je rejoignis mon compère. L’oracle accepta l’offrande.
Entra dans la pièce une infirmière à la mine défaite. Elle nous présenta les personnes chargées de la toilette. Le patient, nous dit-elle, avait perdu connaissance dans la nuit ; elle avait recueilli ses ultimes paroles : "Nove anni per niente!" Malgré son extrême faiblesse, il s'était exprimé sur un ton emporté. Nous remerciâmes cette femme consciencieuse et recrue qui ensuite sortit.
- Commençons par l’essentiel, dit Georges avec un sourire triomphant : Marguerite Brémond fut encartée au PCF de 1945 à 1952. Elle apparaît sur le registre de la population de Malakoff en mars 1940. Elle réside rue du Gazomètre, avec sa mère Claire Montrachet, veuve Brémond. Marguerite figure dans le recensement général de 1946, mais plus dans celui de 1954. Cette disparition peut s’expliquer par la vente de la maison malakoffiote par Marguerite elle-même en janvier de la même année. Elle en avait hérité suite au décès de sa mère survenu le 1er septembre 1952.
- Donc, à l’âge de vingt et un ans, Marguerite n’a plus ni père ni mère, mais elle n’est pas dans le besoin.
- Oui, et elle était d’autant moins fauchée que la municipalité de Malakoff venait de lui organiser une exposition dont toutes les œuvres avaient été vendues. J’ai retrouvé le dossier complet de cette activité tenu par un certain Avi Poznanski qui était le responsable des affaires culturelles de la mairie.
La porte s’ouvrit sur un homme grand, mais arqué sur deux béquilles. Son corps vigoureusement charpenté avait pourtant dû transpirer dans les salles de sport jusqu’à un passé récent. D’un mouvement de tête, l’individu coiffé en brosse m’indiqua le chemin. Je le précédai dans un lumineux living où le mutique me fit asseoir en face de lui. Une aide-ménagère nous apporta des cafés et des biscuits ; puis d’un coup, tous les bruits ambiants s’évaporèrent. La longue figure aux sourcils broussailleux me sondait. Je passais un scanner.
La pièce était sobre. Le sol rouge de tomettes, les murs enduits de blanc et le plafond à la française s’harmonisaient avec le mobilier ancien de probable ébénisterie locale. Plusieurs ouvertures donnaient sur une terrasse d’où la vue descendait sur le vieux bourg. Nous étions à une altitude de peu supérieure au toit plat de la tour carrée de la cathédrale lourde de lauzes. Autour de moi, ce n’était que tableaux.
Le démarrage fut fulgurant. Combien de g avais-je encaissés ? Quelques centaines de mètres plus loin, c’était déjà fini. Je me fondis dans la circulation à l’américaine. Je me résignai à ses codes. Personne ne prêtait attention à moi. Tout le monde feignait de m’ignorer. À New York, l’étiquette interdit de s’étonner de quoi que ce soit. Lentement, pesamment, je ralliai Fulton Street, sur le territoire de la commune d’Edison. J’entrais dans une zone commerciale on ne peut plus standard, sans le moindre attrait. Son aspect général ne reflétait pas le statut de première puissance mondiale des États-Unis. Je laissai le GPS me conduire à travers le traditionnel plan hippodamien nord-américain. Lorsqu’il me dit que j’avais atteint la destination et que celle-ci était à droite, je me trouvais le long d’un entrepôt métallique blanc de style boîte à chaussures.
Les tronçons rectilignes se multiplièrent. La montagne surgissait de temps en temps, désormais sur notre droite. Soudain, la vue s’ouvrit largement. Lure au loin s’étendait lascive de tout son long. Au plus près s’élevait une distillerie de plantes aromatiques portant l’enseigne « L’Occitane ». Tout à côté, un hameau de vieilles pierres se serrait sur un rocher. Il faisait un bleu merveilleux. Une image de carte postale. Mon convoyeur, lui, semblait imperméable au spectacle de cet environnement tout en quiétude. Il n’en percevait sans doute plus le charme. Il me tendit son paquet. « Une bugne ? »
Ces neuf années ne pouvaient se situer qu’entre le retour à Florence et le départ pour Israël. Que savais-je du Josh de cette époque-là, du Josh italien ? Que ne m’étais-je mieux soucié de lui, de son passé ! Que ne lui avais-je demandé d’emmener la famille voir couler l’Arno sous le ponte Vecchio ! Le sentiment de l’irrémédiable s’empara de moi, puis tout à coup l’évidence s’imposa que rien n’était écrit, que je pouvais tenter de savoir, que je pouvais chercher. J’irais à Florence ! Mais très vite, les obstacles s’élevèrent dans mon esprit. Ma résolution chancela.
Le texto de Pélissier était court et précis. J’arrivai à l’endroit stipulé à l’heure juste. Il monta dans l’auto. Nous échangeâmes une poignée de main. J’avançai jusqu’à la large ligne blanche transversale.
- Allez, zou ! Boulègue, boulègue !
- Mais c’est un stop !
- Holà, si on s’arrête à ce genre de détails.
Il m'a dit que les peintures vivantes se trouvaient dans les églises. Dans les musées, elles sont mortes.