Charles Kuralt interviews Alan Lomax, part 4 of 4 (1991)
Voici la légende de la naissance du blues, de la bouche même de trois grands bluesmen qui ont vécu cette histoire eux mêmes. C'est l'épopée de la dernière frontière de l'Amérique, quand on mettait les immenses terrains fertiles du Delta en valeur au moyen de digues construites par les hommes avec des mules.
Ils se souviennent des hurlements sauvages par lesquels on excitait les attelages: c'est là que se trouvent les racines du blues. Ils nous emmènent dans violence des camps de travail et des fermes prisons, où le travail forcé, du lever au coucher du soleil, était la règle, et où le pistolet et le parti pris raciste régnaient en maîtres. Et ils montrent l'origine du blues dans les sentiments des Noirs qui habitaient ce monde aujourd'hui oublié, fait d'une exploitation hors normes. Aucun Noir avant eux n'avait jamais osé raconter cette histoire, et personne depuis ne l'a dite avec autant d'éloquence.
(Alan Lomax, 1990).
On a beaucoup écrit sur le blues, mais la parole a rarement été donnée à ceux qui l'ont vécu. C'est pour cette raison que "Blues in the Mississipi Night" est si précieux; même s'ils ne vivent plus dans le Deep South, les trois hommes ont éprouvé le blues dans leur chair. Leurs parents ont porté les fers de l'esclavage, ils ont été métayers misérables ou forçats itinérants, ils ont vécu sous la menace de la mort qui peut frapper pour un regard; ils se sont sentis moins qu'une mule dans l'œil des Blancs. Leur musique porte en elle le battement des outils dans les plantations, les larmes des spirituals, les appels solitaires des sharecroppers, la colère sourde des chants du pénitencier. En les écoutant, on approche du mystère, on comprend mieux la puissance d'évocation du blues, on perçoit le sortilège logé dans des strophes énigmatiques; on effleure la douleur ancestrale qui se cache dans chaque intonation.
Laissés à leurs propres ressources pour leurs distractions, ils chantent encore, notamment les condamnés à de longues peines qui furent isolés de nombreuses années et n'ont pas encore été influencés par le jazz et la radio, les anciennes mélodies spécifiques aux Noirs
blues is kind of revenge.
le blues, c'est comme une revanche.
Il y avait une bassine qui bouillonnait et il faisait si chaud que Son House et ses copains se mirent torse nu tout en jouant. De tous les moments que le blues m'a donnés, celui-ci fut le meilleur, meilleur que Leadbelly, meilleur que Josh White, Sonny Terry et tous les autres. Il y avait un harmoniciste qui hurlait et gémissait dans son instrument comme un chien de chasse sur une piste brûlante. Il y avait un mandoliniste qui ne jouait pas de son instrument avec délicatesse, mais qui étirait des cascades d'accords argentés qui illuminaient la poursuite de l'harmonica comme le clair de lune des nuits torrides du Sud au coeur de l'été. Un deuxième guitariste jouait en obbligato sur les basses en suivant les pieds paysans qui tapaient le rythme et transformaient toute la maison en tambour africain géant. Au centre de tout cela, Son House, transfiguré, n'était plus l'homme calme et affable que j'avais rencontré, mais possédé par le chant, comme le sont les Gitans en Espagne, comme rendu aveugle par la musique et la poésie.
[...] Et chez Son, le chagrin du blues n'était pas hésitant, ou réservé, ou ironique. Son corps entier pleurait pendant que, les yeux fermés, les tendons de son cou puissant soulevés par la violence qu'il ressentait, son visage brun enfiévré, il chantait d'une voix terrifiante le Death Letter Blues.