11 février
Le 11 février est un jour de deuil. Le 11 février 1963, peu avant l'aube, au numéro 23 de Fitzroy Road, à Londres, Sylvia Plath ouvre la fenêtre de la chambre des enfants, ferme hermétiquement celles de la cuisine et glisse la tête dans le four. Le 11 février 1996, à Rome, via del Corallo, où elle vivait depuis vingt ans, Amelia Rosselli se jette du balcon du cinquième étage. Toutes deux avaient déjà fait et refait , pensé et écrit à plusieurs reprises ce geste. Amelia avait traduit des poèmes de Sylvia Plath. Sylvia avait trente et un ans et Amelia Rosselli, soixante six. Virginia Woolf en avait cinquante neuf. Les survivants sont obsédés par les chiffres, comme s'ils contenaient des messages secrets, des codes du destin qu'il nous revient d'interpréter.
Les écrivains ne font pas d'exercice de mathématiques, ils puisent dans les noeuds et les obsessions, dans les zones d'inexistence.
J'aime les livres qui vous poussent à lire d'autres livres.Une chaîne que nous ne devrions jamais interrompre. La seule forme d'éternité que nous puissions expérimenter ici sur terre, disait Pia.Le jardin est une forme d'éternité.
( p.87)
Pour être honnête, je brûle de regagner le village au plus vite.Telle est l'immense puissance des lieux, des retours et des enfances.
( p.85)
La nuit est mon royaume.Je pense souvent à Alberto Manguel à l'intérieur du grenier qu'il avait emménagé en bibliothèque dans sa maison du sud de la Loire; à ses nuits passées à vagabonder entre ses trente-cinq mille livres; au grenier qui abandonne son évidence terrestre pour se muer en objet lumineux errants dans notre nuit de lecteurs. Cette image m'arrive tout droit de son livre, " La Bibliothèque, la nuit".
( p.58)
Mais je ne pouvais tout de même pas construire une librairie en paille. J'ai donc appelé Valeria, mon amie architecte de Florence, dotée d'un fiancé anglais à Lucques, qui a redonné vie à toutes les maisons que j'ai restaurées. Je lui ai demandé de la concevoir en bois. [...] Je lui ai envoyé des photos représentant des angles de librairies anglaises, françaises, hollandaises, des bouts de jardin avec des petits canapés provençaux, et encore des portails, des poignées, des chaises, des lampes, des tasses, des lumières, des escaliers fleuris, je lui ai envoyé des bouquets, des boîtes, je croyais fermement au pouvoir des détails. La pauvre Valeria avait affaire à des géologues, des ingénieurs, des tiges de fer et moi, à 3h du matin, je lui postais des photos d'allées bordées de fleurs, de cottages pour elfes. (P.30)
Cela fait un mois que je passe la nuit ici,au quatrième étage de cette maison en pierre héritée de mes tantes.On dirait une tour.Je pense à Montaigne et à Hölderlin , au rôle que les maisons jouent dans la vie des écrivains.
Surtout les tours. Les tours isolent, les écrivains s'y sentent protégés et loin de tout, comme s'ils n'appartenaient pas à cette terre.Abandonner les jardins pour monter vers la montagne, telle était l'indication de Hölderlin qui passa les trente-six dernières années de sa vie dans la tour d'un menuisier, Ernst Zimmer, au bord du Necjar, à Tübingen.Un menuisier qui accueille un schizophrène pendant trente-six ans est une oeuvre d'art.Montaigne regagna plus confortablement le château familial, à cent kilomètres de Bordeaux, entre Castillon et Bergerac.Là aussi, il y avait une tour pour l'accueillir.
( p.81)
A Lucignana, le confinement a été un moyen de retomber en enfance. De se réjouir de petites choses simples.
( p.56)
Pourquoi as-tu ouvert une librairie dans un village inconnu ? Parce que j'avais besoin de respirer, parce que j'étais une fillette malheureuse, parce que j'étais une fillette curieuse, par amour pour mon père, parce que le monde va à vau-l'eau, parce qu'il ne faut pas trahir les lecteurs, parce qu'il faut éduquer les plus jeunes , parce que, à l'âge de quatorze ans, je pleurais
toute seule devant la télé à l'annonce de la mort de Pier Paolo Pasolini, parce que j'ai eu des institutrices et des professeurs extraordinaires, parce que je me suis sauvée.
( p.137)
Papa m'a dit qu'il avait planté ces arbres avec ses camarades de classe de primaire, que chacun représentait un mort de la Première Guerre mondiale. L'individu qui a donné l'ordre de les couper l'ignorait, peut-être parce qu'il ne les avait jamais vus, il les a exterminés pour gagner du temps.Pour se débarrasser d'un problème.
( p.117)