Une mère reste une mère et même si elle en voulait à son
fils de les avoir abandonnés et d’avoir gâché sa vie, il restait son enfant, la
chair de sa chair. Et en cet instant précis, elle avait besoin de ce
rapprochement qui lui manquait depuis tant d’années, de sentir à nouveau son
odeur, de se remémorer les jours anciens où sa famille était réunie et
heureuse. Cette époque à jamais révolue. Les deux sœurs embrassèrent également
leur aîné rapidement avant d’emboîter le pas à leur mère.
Ces chansons d’une autre époque lui rappelaient le temps où elle
existait encore. Le temps où elle rêvait d’une belle vie, ambitieuse, riche en
expériences. Le temps où elle était une petite fille insouciante, pleine de
joie et d’espoir en l’avenir. Puis, celui un peu moins lointain où elle était
une brillante étudiante en droit. Sortie major de sa promo en première et en
deuxième année, elle voulait terminer son diplôme et s’essayer à l’école de
Magistrature. Elle avait un respect sans limite pour tout ce qui représentait
la justice et la loi et notamment pour ceux qui cherchaient à les servir. Selon
elle, il n’y avait que les gens bons et droits qui pouvaient prétendre à
exercer ce devoir sur leurs concitoyens. C’était ce qu’elle voulait être elle
aussi : bonne et droite. Elle avait
plus ou moins atteint ses objectifs, mais dans un tout autre domaine. Le destin
s’en était mêlé : lorsqu’elle préparait
sa licence, elle avait rencontré Pierre, étudiant en deuxième année d’école
d’ingénieur ; coup de foudre
réciproque, et pour elle, son tout premier amour. Ses résultats avaient
commencé à chuter à cause des sorties, des nuits blanches passées à refaire le
monde, des grasses matinées volées sur les heures de cours magistraux.
En passant devant le miroir, elle s’arrêta un instant afin de
vérifier les ravages du temps sur son visage. Vingt ans plus tôt, elle était
une belle jeune femme, élancée, au visage doux, toujours souriante.
Aujourd’hui, elle avait beaucoup de mal à se reconnaître : ses traits s’étaient endurcis, marqués par de nombreuses
ridules, quelques cheveux blancs étaient apparus dans sa jolie chevelure auburn,
sa silhouette s’était alourdie après trois accouchements et de nombreuses années
de laxisme culinaire. Ses paupières, légèrement affaissées, lui donnaient un
air de chien battu. Plus rien ne lui renvoyait l’image de la femme sûre d’elle et
séduisante qu’elle rêvait de devenir un jour, la privant du regard des hommes comme
de l’attention de son époux.
Pas d’échappatoire. Elle n’avait pas le courage
de se débattre, de trouver l’excuse qui lui permettrait de se dérober, une fois
de plus, à son devoir conjugal. Elle finit par céder, un peu à contrecœur. Elle
tenta de l’emmener vers le salon, mais il résista et la prit là sans plus de
ménagement. Ce n’est pas comme ça qu’elle aimait. Pas de cette façon si peu
conventionnelle où elle se sentait un simple objet soumis aux désirs sexuels de
son mari. Mais elle savait qu’en lui cédant, il n’aurait pas à aller chercher
une autre compagnie, comme il avait pu le faire, et surtout, elle savait que
l’atmosphère au sein de la maison serait plus détendue pour le reste de la journée
On oublie bien son genou écorché lorsque l’on monte pour la première fois sur
son vélo et qu’on finit à terre. Cela ne nous empêche pas de remonter en selle
aussitôt. On oublie bien la douleur de l’enfantement dès que l’on vous met
votre nouveau-né dans les bras. On oublie bien la douleur de la perte subite de
ses parents alors qu’on démarre à peine dans la vie et que tout reste à
construire… Enfin, elle prit conscience de la monotonie et du vide absolu de sa
vie. Elle ne représentait rien en ce bas monde. Un pion, une ombre, une
silhouette, dehors dans la rue comme dans cette maison où elle avait toujours
vécu. Ses parents étaient morts depuis longtemps, maintenant.
Ce soir-là, seul dans sa chambre, il fit un pacte avec lui-même comme on peut le faire avec le diable. Ses pensées s’obscurcirent, les traces de son chagrin s’effacèrent pour laisser place à une tristesse emplie de haine.
Nick
n’avait jamais oublié celle qui, des années auparavant, lui avait brisé le cœur
et avait fait de lui ce qu’il était devenu. Il lui arrivait même d’imaginer qu’un
jour, elle lui reviendrait. C’était idiot. Il le savait bien. Elle n’avait jamais
cherché à reprendre contact avec lui. Elle ne semblait même pas le reconnaître quand,
par hasard, ils se croisaient dans la rue. Lorsque cela se produisait, il passait
son chemin en s’efforçant de ne pas la regarder avec intensité pour ne pas éveiller
ses soupçons.
Peu importe, rêver
éveillé permettait de garder le contrôle sur son imaginaire. Seule véritable
ombre au tableau : à l’approche de la
quarantaine, il n’avait jamais réussi à trouver La femme qui aurait su le détourner
complètement de cette vie et avec qui il aurait voulu fonder une famille, avoir
des enfants, se ranger vraiment. Aucune de toutes les femmes qu’il avait
connues le temps d’une nuit n’avait jamais réussi à lui faire oublier le regard
et la douceur de celle qui le hantait depuis toujours : Sarah.
Cependant, elle expliquait que, comme Roméo et Juliette, tous
deux venaient de deux mondes différents qui ne se comprenaient pas toujours et
que leur vie personnelle, dans leur monde respectif, serait un obstacle à leur Amour.
Elle jurait tous les dieux, par contre, que jamais elle ne se tuerait et qu’elle
aurait la patience d’attendre leurs retrouvailles dans l’une ou l’autre de
leurs vies. Ils finissaient toujours leur métaphore théâtrale en riant aux
éclats et en se faisant des promesses d’amour éternel.
Le regard de Sarah
commençait à se troubler. Il sembla à Nick que parfois, elle tentait d’éviter ses
yeux. À d’autres moments, elle rougissait légèrement devant ses compliments. Que
ces instants étaient agréables ! Son sourire
si doux faisait remonter en lui tellement de souvenirs, d’espoirs illusoires sur
lesquels il avait bâti tant de projets lorsqu’il n’était encore qu’un jeune homme !