Alexandre Papin

– Vous la ressentez, n'est-ce pas, cette douleur qui ne vous quitte plus depuis de nombreux jours et qui grandit à mesure que le temps passe, aspirant peu à peu votre force vitale ? Une crise d'angoisse ? Vraiment ?
La gorge de Victor se serra alors qu'il regardait l'index de Monsieur Ebleco posé sur sa poitrine.
— Qu'est-ce qu'il m'arrive alors ?
Monsieur Ebleco se contenta de lui tendre le journal avec un regard évocateur.
— Non ! Répondit Victor en secouant la tête. Je ne veux plus lire ce maudit journal.
— Je vous ai déjà dit par le passé que toutes vos réponses reposent dans ce journal. Je vous garantis qu'une fois que vous l'aurez terminé, cette douleur dans votre poitrine ne sera plus qu'un mauvais souvenir.
— Une fois que je l'aurai terminé ? Répéta Victor.

En revanche, ce dont Victor était certain, c'était que la lecture de son journal allait le plonger dans un puits de chagrin dont il n'était pas sûr de pouvoir ressortir.
C'était pour cette exacte raison qu'il n'avait rien gardé de Clara après son départ. Pas même une photo. A cette époque il trouvait déjà ses propres souvenirs trop difficiles à supporter pour en conserver d'autres. Victor pensait avoir fait la paix avec cette décision mais ce journal venait troubler cette certitude. Certes la lecture allait être douloureuse mais retrouver un peu de son amour de jeunesse dans ces pages n'en valait-il pas la peine ?

Si quelques semaines plus tôt Victor se considérait comme un cartésien indécrottable, il avait appris, par la force des choses, à se laisser séduire par l'idée qu'il y avait dans ce monde des faits qui dépassaient la compréhension des hommes. Comme le fait d’insuffler l'âme d'un amour perdu dans un objet fait de papier et de cuir et d'y conférer une aura qu'on aurait pu qualifier de magique.
Victor avait abandonné ses certitudes sur ce qui était possible ou non sur cette terre et cela lui avait ouvert les portes d'une réalité aux perspectives infinies.

Dix ans plus tard, Victor se tenait là, seul, devant ce morceau de marbre froid, le visage frappé par un vent de novembre glacial. Il voyait dans l'épitaphe devant lui le symbole d'un amour qui lui avait été arraché et qu'il n'éprouverait plus jamais. Cette fatalité, Victor ne la vivait pas comme un fardeau. Il avait accepté, au fil des années, qu'il ne parviendrait jamais à aimer de la même façon.

On a tous ce quelqu'un dans notre tête. Cette idée qu'on n'est pas à la hauteur de notre potentiel et que nous ne sommes que des versions inférieures de nous-même.
Le journal l'avait transformé en un spectre ne se rassasiant que des pages qu'il daignait lui offrir. Il avait fait de lui son esclave et aspirait doucement son âme.

La connexion qu'il y avait entre ce journal et Victor, il était le seul à pouvoir la ressentir. Ce n'était pas juste l'écriture familière de Clara qui l'avait convaincu mais l'énergie que renfermait ce carnet qui embrassait l'âme toute entière de Victor.
Personne d'autre n'aurait pu comprendre cela.

Voyez-cela comme une route. A un moment de votre vie le destin vous a fait emprunter un chemin plutôt qu’un autre. Mais cet autre chemin, (...), existe néanmoins, d’un certain point de vu. Le journal que vous tenez dans vos mains vient de ce chemin.

Il secoua la tête pour se réveiller et rouvrit le journal de Clara depuis le début. Peut-être y avait-il un sens caché qui lui avait échappé à la première lecture. Une phrase, un mot, une tournure qui lui indiquerait quoi faire de sa vie sans Clara.