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Citation de Lutopie


Voici à quoi s'occupe l'ingénieur Ié., dans un coin assez retiré de la zone, par un dimanche très chaud : un être anthropoïde est assis dans un repli de terrain ; à ses pieds, un creux où s'est amassée une eau brune de tourbière. Sur le pourtour du trou sont disposés des têtes de harengs, des arêtes et des cartilages de poisson, des croûtes de pain, des boulettes de kacha, des épluchures de pommes de terre crues qui ont été lavées, et d'autres choses encore auxquelles il est même difficile de donner un nom. Un petit feu brûle, disposé sur un morceau de fer-blanc, et au-dessus est suspendue une gamelle de soldat noire de fumée où cuit un brouet. C'est prêt, semble-t-il ! Armé d'une cuillère de bois, le crevard commence à puiser dans la gamelle la lavasse sombre, et accompagne chaque cuillerée tantôt d'une épluchure de pomme de terre, tantôt d'un cartilage, tantôt d'une tête de hareng. Il mâche très longuement, plein d'une attention qu'on sent voulue (le tort des crevards est en général d'avaler précipitamment, sans mâcher). On voit à peine son nez au milieu de la végétation d'un gris sombre qui couvre son cou, son menton, ses joues. Le nez et le front sont d'une teinte cireuse à reflets bistres, ils pèlent par places. Les yeux larmoient, ils clignent sans arrêt.
Remarquant qu'un étranger s'approche, le crevard rassemble rapidement tout ce qui est étalé et qu'il n'a pas encore eu le temps de manger, il serre la gamelle contre sa poitrine, se colle à la terre et se roule en boule comme un hérisson. Maintenant on peut le frapper, le pousser - sa position est solide, il n'en bougera pas et ne lâchera pas sa gamelle.
N.K. Govorko engage amicalement la conversation avec lui : le hérisson se déplie un peu. Il voit qu'on ne va ni le battre, ni tenter de lui prendre sa gamelle. Le dialogue se poursuit. Tous deux sont ingénieurs (N.G. géologue, Ié. chimiste), et voici que Ié. expose à G. sa foi. En s'appuyant sur les formules chimiques des aliments, qu'il n'a pas oubliées, il démontre que même dans les détritus on peut trouver toutes les substances nutritives dont on a besoin, qu'il faut seulement surmonter son dégoût et employer tous ses efforts à les en extraire.
En dépit de la chaleur, Ié. porte sur lui plusieurs couches de vêtements, et tous sales. (Cela aussi a son fondement : Ié. a établi expérimentalement que dans un vêtement très sale, poux et puces cessent de se reproduire, on dirait que cela les dégoûte. Partant de ce principe, il a même choisi pour faire un de ses sous-vêtements un chiffon qui avait servi dans un atelier.)
Voici son aspect : un bonnet à la Boudionny avec un bout de chandelle noir à la place de la pointe et parsemé de plaques de roussi. Aux oreilles d'éléphant, toutes graisseuses, de ce bonnet, sont restés collés ici du foin, là de l'étoupe. Le vêtement du dessus, lacéré, laisse pendre comme des langues de longs lambeaux qui ballottent dans le dos et sur les côtés. Des pièces, encore des pièces. Une couche de goudron sur un des côtés. La bourre qui sort de la doublure fait une frange sur tout le bas du vêtement. Les deux manches du dessus sont déchirées jusqu'au coude, et lorsque le crevard lève les bras, on dirait une chauve-souris qui bat des ailes. Aux pieds, il a des godasses en forme de bateaux, confectionnées avec des morceaux de pneus rouges collés ensemble.
Pourquoi donc est-il habillé si chaudement ? Premièrement, l'été est court et l'hiver est long, il faut conserver tout cela pour les froids, et où le garder sinon sur soi ? Ensuite et surtout, il crée ainsi une couche molle, des coussins d'air, si bien que les coups ne lui font pas mal. On le bat à coups de pied et à coups de bâton, et il n'a pas de bleus. C'est sa seule manière de se défendre. Il lui suffit seulement de voir à temps qui va le frapper et de se laisser tomber en remontant ses genoux vers son ventre pour le protéger, en collant son menton contre sa poitrine et en s'entourant la tête de ses bras bien rembourrés. À ce moment-là, on ne peut plus lui donner de coups que sur du mou. Cependant, pour éviter que ça dure longtemps, il faut procurer rapidement à celui qui frappe un sentiment de victoire : pour cela, Ié. a appris à pousser dès le premier coup des cris déchirants, des cris de cochon qu'on égorge, bien qu'il n'ait absolument pas mal. (Au camp, on aime beaucoup battre les faibles, et "on", ce ne sont pas seulement les répartiteurs et les brigadiers, ce sont aussi les simples zeks, qui font cela pour sentir qu'ils ne sont pas encore arrivés au dernier degré de faiblesse. Qu'y pouvons-nous si les hommes ont besoin, pour être sûrs de leur force, de commettre des actes cruels ?)
Ié. estime qu'il a choisi là un mode de vie tout à fait proportionné à ses forces, rationnel et qui, en outre, ne l'oblige pas à salir sa conscience. Il ne fait de mal à personne.
Il espère arriver vivant au bout de son temps.
L'interview du crevard est terminée.
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