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Critiques de Alexei Makouchinski (2)
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Un bateau pour l'Argentine

Une somptueuse architecture mémorielle

par le Russe Alexeï Makouchinski :

Un Bateau pour l’Argentine.



Alexeï Makouchinski : Un bateau pour l’Argentine,

traduit du russe par Luba Jurgenson, Louison éditions, 316 p, 25 €.









Porte-t-il bien son titre ? Car bien que ce roman semble se diriger vers l’Amérique latine, c’est d'abord au moyen d’un regard rétrospectif qu’il se tourne vers une Russie originelle, improprement devenue Union Soviétique. Grâce à une prose somptueuse, Alexeï Makouchinski nous embarque moins dans Un Bateau pour l’Argentine que dans une fresque mémorielle haute en couleur. En quinze chapitres concentriques, un narrateur, Alexeï Makouchinski en personne, amène son personnage extraordinaire, lui parfaitement fictionnel, Alexandre Vosco, à déplier son histoire d’exilé russe et d’architecte brillant. Histoire qui balaie le XXème siècle, par le truchement de son fils, un Vosco bien moins talentueux. Mais c’est à Vladimir Grave, croisé en 1950 sur un bateau voguant vers l’Argentine, que revient le triste honneur d’évoquer l’enfer stalinien.



Nous sommes dans les années quatre-vingts. C’est alors que le « vent ferroviaire de l’imagination » emporte le jeune narrateur, depuis le Moscou de 1988, alors que s’entrouvre le rideau de fer, vers la France. Son « roman de formation » commence dans un Paris « branché », entre les comics et la mode, dont Viviana Vosco est férue. Grâce à elle, le narrateur rencontre Alexandre Vosco, alias Voskoboïnikoff, célèbrissime architecte, qui fut l’ami de confrères comme Jean Balladur et Mies van der Rohe. La conversation entre ces deux générations roule sur une enfance balte, une amitié avec Vladimir Grave parmi les dunes marines, tout cela avant 1917, puis sur les retrouvailles de Vosco et de Grave en 1950 sur le bateau-titre. La brève rencontre est suivie par la mort de Vosco. Plus tard, notre narrateur entreprend de ranimer le temps, de sauver la destinée de cet architecte de l’oubli, même si bien des livres sont consacrés à son immense travail, dont une « bibliothèque pyramidale construite en Espagne », ou encore un musée d’art contemporain à Osaka, « en forme d’œuf posé sur le côté »…

Il faudra s’acoquiner avec le fils, Pierre Vosco, grand bourgeois et mycologue à ses heures, et l’entretenir à Munich, où vit notre narrateur, pour que la figure de l’architecte légendaire reprenne vie. Toutes ses années de jeunesse, de guerres entre Russes blancs, Lettons et Russes rouges sur le front balte, de formation intellectuelle, de tâcheron sans succès, défilent, jusqu’à ce que les années cinquante lui offrent une seconde jeunesse, un succès bientôt international pour ses travaux.

Il s’agit pour lui d’ « architecture intégrale ». Il fréquente alors Nervi et Le Corbusier ; ce dernier n’étant pas épargné : « des cages calculées selon le nombre d’or dans lesquelles le courageux Suisse s’apprêtait à enfermer l’humanité ». Au-delà des « casernes cartésiennes », Alexandre Vosco préfère se vouer à une « architecture qui réponde de la diversité du monde », plutôt qu’à la « cité idéale » des « architectes gauchistes » : « Je haïssais l’utopie et luttais contre, j’en connaissais trop bien le prix ». Ainsi la fiction intègre-t-elle de réelles personnalités de l’histoire de l’art, comme Jean Balladur, dont on visite les pyramides de La Grande Motte. Ainsi la fiction n’est pas sans emprunter une dimension politique engagée, entre art et politique.

Une foule d’histoires émaille ce roman vibrionnant, comme celle de la mère de Pierre Vosco, qui assassina un officier nazi sur les quais de la Seine, une « valise remplie de pierres et de branches », venues d’Argentine, un « fol-en-Christ », une beauté juive anonyme épousée par Grave et morte pendant le blocus de Leningrad, les héros et les péripéties cruelles des guerres baltes pour se libérer des Bolcheviques…

Ce « bateau pour l’Argentine », outre les retrouvailles avec Grave, est également le tournant d’une vie pour notre personnage. Etourdi de déceptions professionnelles et sentimentales, il prend en partant une décision qui changera le cours de son existence, prélude de la montée vers la gloire. En ce sens, le titre, qui paraît longtemps trompeur, se justifie. C’est sur le bateau également que se produit une métalepse, pour emprunter le mot de Genette[1] : le narrateur devient un moment Alexandre Vosco, au travers des pages de son autobiographie partielle et retrouvée par notre auteur-narrateur. C’est ensuite en Argentine qu’il construisit le pont qui le propulsa vers la célébrité. Là ou Maria, sa future épouse, devient également narratrice d’un moment…

Si Alexandre Vosco a pu fuir la Russie soviétique, Vladimir Grave a dû attendre la seconde guerre mondiale pour définitivement s’extirper du régime stalinien et de son « vampire moustachu ». Ce furent « trente-trois ans en enfer », et une odyssée hallucinante, jusqu’en 1941, lorsque prisonnier des Allemands, il est reconnu comme faisant partie des minorités allemandes, donc libéré, puis réquisitionné comme ingénieur pour l’Organisation Todt, aux abords d’un camp de concentration, avant de fuir Berlin en ruines... Pour parvenir à enfin réussir sa vie d’ingénieur en Argentine.

D’où une recherche du temps perdu (aux phrases parfois proustiennes) exaucée par le narrateur, fouillant, outre la Russie et Paris, Munich et la Finlande, Buenos Aires et les plaines argentines, la guerre et la paix, la tyrannie et la solitude, l’échec et la réussite, la sordide réalité et la hauteur de l’art. La structure mémorielle labyrinthique n’enlève rien alors à la clarté du récit. Récit qui s’empare des archives de la « tour » (comparée à celle de Montaigne) et des secrets des réussites architecturales du personnage central, à tel point que dans cette ode à l’art de l’architecte -dans laquelle certaines pages ressortissent à l’essai d’esthétique-, dans cette « architecture intégrale » romanesque, dont l’art de Vosco est la métaphore, ce dernier en devienne une création mythique.

Publié avec soin par les éditions Louison (reliure toilée, cahiers cousus, signet), l’on devine qu’à ce roman la traductrice, Luba Jurgenson, a mis toute sa passion, elle qui fut de la magnifique entreprise de l’adaptation française des Récits de la Kolyma[2]. Les notes, souvent historiques et linguistiques, sont aussi abondantes que précises, malgré le « Wanderjahre », traduit improprement par « déplacements », alors qu’il s’agit de goethéennes années de voyage.



Roman d’enquête biographique, historique et politique, publié en Russie en 2014, Un Bateau pour l’Argentine séduit par son écriture somptueuse, ses allusions aux romans d’éducation de Goethe, à maints poètes pas seulement Russes, par sa qualité de traité esthétique. Il emporte par sa narration claire, réaliste et fouillée, stupéfait le lecteur par ses univers géographiques et historiques emboités, par ses contrastes immenses entre la vie parisienne et munichoise et les morts des guerres du dernier siècle. On ne s’étonne pas qu’Alexeï Makouchinski, né en 1950 à Moscou, ait été traducteur de l’allemand et de l’anglais. Depuis 1992, il vit en Allemagne où il enseigne à l’Institut des études slaves de l’université de Mayence. Trois romans ont jaillis de son clavier : Max, en 1998, La Ville dans la vallée, en 2013, et Un Bateau pour l’Argentine, seul traduit à ce jour (du moins, provisoirement, espère-t-on). Avec lui, mémoire et Histoire dialoguent, tant avec séduction qu’avec puissance, dans le cadre d’un objet romanesque et esthétique qui se forme et s’enrichit sous nos yeux au fur et à mesure d’une lecture enchantée.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


Lien : http://www.thierry-guinhut-l..
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Un bateau pour l'Argentine



Alexeï Makouchinski traverse le XXe siècle avec un exilé de la révolution de 1917. Bluffant.
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