Alexia Gerhardus

Nous avons en effet une longue tradition de l'oubli dans notre culture. Mais cette façon d'oublier collectivement notre passé historique prochaine ou lointain nous a en quelque sorte permis de survivre.
Je vous donne un exemple : avec la fin de la monarchie austro-hongroise, l'identité multinationale des Viennois, liée à leur appartenance au territoire des nombreuses nations dominées depuis tant d'années par la dynastie des Habsbourg, est instantanément perdue.
Ainsi à son avènement, la République d'Autriche ne possède pas ce sentiment d'identité territoriale que connaît si évidemment la France. Il a donc fallu créer une nouvelle identité nationale et démocratique autrichienne, représentant un espace culturel homogène. C'est en quelque sorte au prix de l'oubli collectif de l'appartenance aux nombreuses nations de l'empire et dans une quête d'homogénéité culturelle que naquit l'identité nationale de la République d'Autriche.

Ce qui caractérise Vienne, c'est l'ambivalence permanente entre l'ancien et le nouveau, une sorte de "Wiener Melange". La ville se prête volontiers aux décalages sans pour autant renoncer à ses traditions. Cette dualité permanente entre l'ancien et le nouveau est aussi le reflet d'une tradition politique sociale démocrate typiquement viennoise, dont les racines remontent aux années 1930 : Vienne était alors la capitale hydrocéphale d'un Etat amputé et le tremplin d'une social-démocratie à maints égards exemplaire.

Quelles sont pour vous les caractéristiques de l'esprit viennois ?
Les Viennois ont un besoin extrêmement prononcé d'harmonie qui historiquement s'explique facilement du fait de la multinationalité de la population sous la monarchie austro-hongroise. Quatorze langues littéraires et de multiples confessions religieuses se côtoyaient dans la capitale impériale. Vienne devint ainsi un melting-pot culturel propice au développement de la vie intellectuelle et artistique(....)
L'influence marquée du catholicisme est indéniable (...) Son intensité est entre autres caractérisée par l'émotivité toujours bien présente dans l'esprit viennois (...)
Le manque de compétition prégnant qui caractérise l'esprit viennois prend ses racines dans la société bourgeoise de Vienne du début du vingtième siècle (...)
Au-delà de ce besoin d'harmonie, de cette émotivité et de ce manque d'esprit de compétition, l'intellect viennois vit dans le culte des contrastes. L'ambiguïté, l'ambivalence, les contradictions sont pour nous source de créativité.

Nombreux sont ceux qui vont au "Kaffehaus" comme s'ils se rendaient au bureau. On voit régulièrement des clients attablés avec leurs documents, stylos ou ordinateurs, travaillant dans la plus grande concentration. les étudiants s'y retrouvent aussi pour préparer un travail de groupe ou pour réviser.
J'y ai passé des journées entières à écrire mon mémoire et à repasser mes examens, avec pour seule consommation, un chocolat chaud et le verre d'au du robinet obligatoire et gratuit qui accompagnera toute boisson chaude servie dans un "Wiener Kaffeehaus" et que le garçon remplace sans un commentaire dès qu'il est vide.
L'ambiance du "Kaffeehaus" est la même un peu partout dans Vienne.

François-Joseph entrera comme un gant dans le rôle du monarque constitutionnel et restera le premier bureaucrate de l'Empire tout au long de son règne.
Comme le décrit déjà Robert Musil de sa plume toujours impertinente et actuelle, "ce pays était administrée d'une manière éclairée, à peine sensible, tous les angles prudemment arrondis, par la meilleure bureaucratie d'Europe, à qui l'on ne pouvait reprocher qu'une seule faute. Celle de voir dans le génie et les initiatives géniale des particuliers (...) une attitude impertinente et une sorte d'usurpation".

Vienne a toujours été une ville merveilleuse, par ses bâtiments historiques et ses paysages environnants accessibles à tous, mais aussi par sa qualité de vie inégalée.
Pour contrebalancer tant de culture, de beauté, de savoir vivre et de tradition historique, il faudra évidemment aussi s'accommoder du revers de la médaille : les Viennois peuvent être d'une puissante acculture bigote, hypocrite et ronchonne.
Mais c'est de ce mélange de l'aigre et du doux que se révèlent tout la saveur de l'esprit et de l'humour viennois, d'un cynisme à toute épreuve.

L'histoire de l'horloge à Vienne montre aussi à quels points certains rites ancrés dans la tradition catholique ont ensuite été repris par la municipalité. Dans un premier temps, c'était l'Eglise qui donnait l'heure, par le biais de la symbolique cathédrale Saint-Etienne, le Stephansdom, et de ses nombreuses horloges. La bourgeoisie prendra le relais au dix-neuvième siècle, choisissant pour symbole l'horloge bien en vue de l'hôtel de ville. "Vienne la Rouge" reprendra par la suite ce symbolisme des grandes horloges sur ses principaux bâtiments.

Il est bon de rappeler que le Viennois est le fruit d'une histoire complexe, ponctuée de bouleversements historiques successifs qui auraient pu venir à bout de peuples bien plus résistants. La devise de l'Autriche, Biegen, nicht brechen (plier mais ne pas rompre) illustre bien l'instinct de survie que les Viennois doivent à cette faculté qui s'apparente à la souplesse du roseau de La Fontaine : plier sous la tempête pour se redresser aussitôt l'orage passé.

C'est toute une génération de jeunes immigrants qui se sent incomprise par la société mais aussi par un système éducatif qui ne prend pas leurs besoins en considération. Il ne faudrait pas que leur parcours éducatif et professionnel se transforme en dommage collatéral d'une politique d'immigration manquée et de réformes tardives du système éducatif, prises en total méconnaissance de la situation.

L'anéantissement de l'intelligentsia juive représente une "hémorragie" intellectuelle dont l'Autriche, et particulièrement Vienne, ne s'est toujours pas remise : cette évidence est encore douloureusement pointée au quotidien, que ce soient dans les discours publics ou politiques.