27 oct. 2022
Rencontre en ligne Un endroit où aller du 18/10/2022 avec Alexis Ragougneau pour son roman "Palimpseste", paru aux éditions Viviane Hamy.
Il est interviewé par Nathalie Couderc.
Elles s'étaient séparées sur une porte qui claque, un bruit de talons dévalant l'escalier, un «connasse» jeté dans la cour depuis la fenêtre du premier. Elle avait débouché dans la rue en y cherchant de l'air, s’était tordu la cheville en passant le pas de la porte cochère, avait maudit ses escarpins trop hauts. Un peu plus loin il y avait une petite place où se dressait une église et s'ouvrait une bouche de métro. Les cloches sonnaient. Les paroissiens sortaient. Et elle avait pensé : « Cette fois la messe est dite. »
À quoi tient la trajectoire d'une vie ? A son père. À sa mère. A son frère ou à sa sœur. A ses échecs, à ses succès. A la musique qu'on entend et aux livres qu'on lit.
Et nous repartirons pour un tour, le frère et la sœur, le violoniste et la pianiste. Nous rejouerons Tzigane de Ravel. Et à nouveau les gens crieront Encore ! Nous serons, à nous deux, la voix de Dieu sur terre.
Il y a ce mot allemand, plus que la perfection, plus que la satiété, plus que la plénitude : Vollkommenheit, quand tout est achevé.
J'en ai maintenant fini avec l’Opus 77. Dans l’église, le silence est total. Je me tiens droite. Je vous regarde tous en face.
Demain je ferai accorder le piano des Tranchées.
La semaine prochaine je jouerai à Vienne. Et puis je partirai faire cette tournée en Chine. Il n'y aura pas une seule fausse note.
Je suis le plus complexe, le plus indéchiffrable, le plus parfait automate jamais créé de main d'homme.
Je suis arrivée tard dans la nuit, avec sept points en moins sur mon permis, une amende de trois cent soixante-quinze euros à payer dans les quarante-cinq jours et le numéro de portable du motard au cas où il me prendrait l'envie de boire un verre sur le trajet retour.
Nous étions là, David et moi, comme toujours, comme depuis l'enfance, nous protégeant mutuellement de l'orage. Le frère et la sœur, yeux fermés, blottis l'un contre l'autre, jouant avec les notes comme avec la pluie martelant le toit de notre refuge secret, de notre grotte. Sur scène comme ailleurs, tant que nous serions ensemble nous resterions en vie, et la musique continuerait de circuler dans nos veines.
Chez un musicien, regardez toujours les mains ; évitez le visage comme la peste. Les mains ne portent pas de masque, celui de l’émotion feinte, de l’extase de pacotille. Les mains sont incapables du moindre mensonge, tandis que le visage, lui…
L'interprète doit jouer l'histoire d'un autre comme s'il racontait sa propre vie, pour la toute première fois, ou pour la toute dernière avant de mourir, alors qu'en réalité tout est déjà consigné, tout s'est déjà passé. Un autre, le grand, l'immense compositeur, a tracé le destin de la pièce, nuances comprises, de fortissimo à pianissimo, du hurlement total au silence absolu. Que voulez-vous y faire sinon tout ressasser ?
Le Reine Élisabeth est peut-être le seul concours musical au monde, du fait de son prestige mais aussi de l'engouement populaire qu'il suscite, où l'on parie sur les jeunes musiciens comme sur des canassons de course.

Les fenêtres des six wagons s'abaissèrent à mesure que le train ralentissait, des bras, des têtes émergèrent. Dans une ultime expiration de vapeur, la motrice s'immobilisa au niveau d'une pompe à eau. Le chauffeur escalada alors le flanc de sa machine tandis que le chef de gare lui causait en agitant les bras. Au bout d'une minute, il revint vers le Danois.
- C'est réglé. Vous n'avez plus qu'à embarquer. Simplement le train est plein à ras bord. Le mécano ne vous garantit pas une place assise.
- Ça n'a pas d'importance.
- Vous plaisantez ? Faudra faire valoir vos états de service. C'est rempli de tire-au-flanc, là-dedans. Ils sont allés faire tourner les usines boches, alors que nous, ici, nous nous battions et versions notre sang. La France vous doit bien ça, une place assise entre Reims et Paris.
Il ouvrit la portière à Rasmussen qui monta à bord comme s'il avait eu un billet de première. Un nouveau coup de sifflet et le convoi s'ébranlait de nouveau. Le fonctionnaire reprit ses trottinements sur le quai en s'agrippant à la poignée.
- Une dernière question, monsieur, vous pardonnerez ma curiosité. Vous faisiez quoi, dans la Résistance ?
Le wagon prenait de la vitesse.
- Je faisais sauter les trains. Et vous ?
L'employé resta là, sonné, silhouette rapetissant au bout du quai, jusqu'à n'être plus qu'un point sous l'immense venière.
Rasmussen referma la portiere.
Je n’ai jamais vu faire usage de cette technique ailleurs, dans aucun conservatoire ni aucune master class. Aucun autre professeur ne demande à l'élève d'abandonner son instrument pour le fixer droit dans les yeux, dans le silence le plus complet, le temps d'une cigarette de supermarché. Personne n'a jamais fait cela ni en France ni en Suisse.
Plus tard, je comprendrai que cela lui reste de sa jeunesse en URSS. Une technique fort efficace. Là bas on n'en usait pas seulement sur les musiciens.