Bonjour, dit-il. Tu lis quoi ? Elisabeth lui montra ses mains vides. Je donne l’impression d’être en train de lire ? dit-elle. Il faut toujours être en train de lire, dit-il. Même quand on ne lit pas réellement. Sinon, comment lirions-nous le monde ?
- J'ai presque eu le temps de lire un livre ici, ce matin, dit Elisabeth. Alors je me dis que ça serait une bonne idée de mettre des ouvrages à disposition des gens qui attendent afin qu'ils puissent lire s'ils le souhaitent. Avez-vous déjà songé à ouvrir ou installer une petite bibliothèque ?
- C'est drôle que vous parliez de ça, dit le type. Parce que la plupart des gens ici ne viennent pas là pour les services de la poste. La bibliothèque a fermé, alors quand il pleut ou quand le temps est trop moche, les gens se réfugient ici.
Il aurait cru que la mort épure une personne, la débarrasse de toute sa pourriture pourrissante jusqu’à lui donne l’inconsistance d’un nuage.
Ah, les jeux de mots : la richesse des pauvres ; ce pauvre vieux John Keats. Pauvre, certainement, mais vieux, non, ça jamais. Lui, le poète de l’automne dans une Italie d’hiver s’était surpris, à quelques jours de sa mort, à faire des jeux de mots comme s’il ne devait pas y avoir de lendemain…
Ensemble, tout prenait forme. Tout devenait possible.
Avant nous, j’ignorais que chaque veine de mon corps transportait la lumière, comme une rivière vue d’un train trace une ligne de ciel dans le paysage. J’ignorais que je pouvais être tellement plus que ce que j’étais. J’ignorais qu’un autre corps puisse me faire cet effet.
Parce que personne n'a la moindre idée de qui nous sommes et de qui nous avons été, pas même nous-mêmes,
sauf dans le souffle d'un échange sans arrière-pensée entre inconnus, ou un signe de tête entre amis.
Sinon, nous restons aussi anonymes que des insectes et ne sommes que pigments de couleur, battements d'ailes dans un rayon de lumière, posés sur un brin d'herbe ou une feuille un soir d'été.
Peindre la vie relève du sensitif : toute chose, créature ou personne disparue, voire imaginaire, possède une essence : peignez une rose une pièce de monnaie un canard ou une brique et vous aurez l'impression que si la pièce de monnaie avait une bouche, elle vous expliquerait ce que c'est que d'être une pièce, de même la rose vous expliquerait ce que sont les pétales, leur douceur, leur moiteur, leur pellicule de couleur plus légère et plus fine qu'une paupière, le canard vous parlerait de l'humidité et de la sécheresse de ses plumes, et la brique du baiser rêche de sa surface.

La librairie d’occasion était située dans une ancienne église. Maintenant, c’est l’église des livres. Mais il y avait là-bas tellement de livres dont les gens s’étaient débarrassés qu’on ne pouvait les feuilleter sans ressentir une vague nausée. Je repensai à ce poème qui parle des livres qu’on lit puis qu’on referme et qu’on range sur une étagère, et peut-être, la vie étant si courte, qu’on meurt avant d’avoir ouvert à nouveau ce livre et que ses pages, des pages solitaires, enfermées sur l’étagère, ne verraient plus jamais la lumière, alors j’ai dû sortir de la boutique, car le gérant me regardait bizarrement, parce que je me suis surprise à faire ce que je faisais dans les librairies à cause de ce poème exaspérant, prendre un livre sur une étagère et l’ouvrir en grand pour que toutes les pages voient un peu la lumière, puis le ranger, prendre le suivant et recommencer, ce qui est un excellent moyen de passer le temps, même si, dans les librairies d’occasion, cela semble moins les gêner que dans les Border, Watterstone, etc., où ils ont tendance à ne pas aimer qu’on plie ou qu’on casse le dos des livres neufs.

Cela avait était excitant de ne pas savoir qui était Robin, de le découvrir. La zone grise, avais-je compris, était bien mal nommée : la zone grise était en fait un spectre de couleurs nouvelles pour les yeux. Robin paradait comme une fille. Elle rougissait comme un garçon. Elle avait la dureté d’une fille. Elle avait la douceur d’un garçon. Elle était aussi courageuse, belle et solide qu’une fille. Elle était aussi jolie, délicate et fine qu’un garçon. Elle faisait tourner la tête des garçons comme une fille. Elle faisait tourner la tête des filles comme un garçon. Elle faisait l’amour comme un garçon. Elle faisait l’amour comme une fille. Elle était tellement garçon qu’elle en devenait fille, et tellement fille qu’elle en devenait garçon. Elle me donnait envie de parcourir le monde en écrivant nos noms sur tous les arbres. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un de plus juste, tout simplement. Parfois, j’en étais tellement frappée que j’étais incapable de parler. Parfois, quand je la regardais, je devais détourner les yeux. Elle était déjà pour moi comme personne d’autre. Je craignais déjà qu’elle ne me quitte. J’étais habituée aux gens qui disparaissent. J’étais habituée aux départs vers... Ou plutôt verts, mais d’un vert ancien, qui appartenait à l’ancien spectre.
La langue, c'est comme des coquelicots. Il suffit de retourner la terre, et des mots en sommeil surgissent, tout rouges, tout neufs. Ils éclosent. Puis leurs péricarpes s'agitent, et les graines tombent. Et de nouveaux mots poussent.