La terre est toute blanche, elle a vieilli cette nuit. La petite herbe de Brière, la landèche, chevelure de furie, et l’étoile d’argent de l’oreille d’ours dégouttellent de rosée. C’est le premier frimas, qui coïncide avec les vignes rouges sur les coteaux, tandis que se répercutent, dans l’air sonore de ce matin d’automne, les cahots et les abois de chiens, les beuglements, les grelots de carriole, et la rumeur de plus de deux mille hommes noirs arrivant pour le grand piétinement. Les blins, par flottille, à la voile, à la perche, les chalands dans les curées, chargés de monde, chacun comme une noce embarquée dans le même bateau, dégorgent leur peuple sur les platières. Par les chéraux, entre les bosses des buttes, les charrettes à boeufs rampent comme des tortues. Tout cela, sous le rayon, sous le trèfle rouge du soleil levant, arrive à la hâte, aborde par les roseaux, par les coulines, par les piardes, décachant les hérons, les judelles, tous les oiseaux nichés, qui s’épouvantent, s’envolent et tourbillonnent...
"Tant que le cœur conserve des souvenirs, l'esprit garde des illusions".
C'était un dimanche bien doux, tout émaillé dans les chemins de la fleur blanche des coiffes et de la tranche dorée des missels. La Brière ensoleillée ressemblait à une plaine de froments mûrs. Partout, sur l'eau bleue bordée de ses bouquets d'iris, se promenaient les canards. Un mâle, ça et là, coulait sous le ressort de son beau cou d'émeraude sa petite femelle grise, ensuite se baignait, et l'eau brillante qu'il se renvoyait dans un rapide plongeon glissait en gouttes de cristal sur le vernis de ses ailes.
C'était une belle fin de jour, où la dentelle des ormeaux se découpait sur le ciel rose. Derrière les confins de la Brière, le grand disque d'or du soleil plongeait dans l'Océan; et sa lumière apaisée s'en venait mourir ici, dans les trous de vase de la rive, et jusqu'en la vitre de la masure.
Parfois, le soir, quand le moulin allait son train, il se mettait à la lucarne, d'où la vue embrassait l'étendue des tourbières, et là, comme du haut d'un nuage, il regardait au loin les prairies, les nappes d'eau, toutes les îles dans la ceinture des chalandières. Il reconnaissait Fédrun à ses lumières, sans éprouver nulle envie de dérober un chaland pour s'y rendre en fraude, croyant toujours voir là-bas un jet de feu jaillir d'une touffe de tamaris, et sentir l'odeur de poudre qui de ce souvenir lui remontait mêlée à d'ignominieux relents de vase putride.
La lune éclairait, haute au ciel, lorsqu'il arriva vers les îles.
Toutes dormaient, enveloppées de feuillage brillant de leurs grands ormes, leurs logis de paille visibles comme en plein jour au bord des chalandières, sans un souffle, sans un bruit, dans le calme de cette belle nuit d'été.
I. Chapitre I
Il eût été bien difficile de le rejoindre quand, par-dessus les échaliers, il était passé d’un champ à l’autre, échardonnant ici, étaupinant là, coupant les vipères en deux. Mais un rien suffisait à arrêter son geste, à fixer son rêve : un coin de ciel dans une flaque, le remuement d’un buisson, la plainte rouillée d’une charrue. Il ne se lassait pas. Et cela durait jusqu’aux rentrées du soir ; jusqu’au soir il regardait, écoutait, l’air lui parlait, les nuages passaient au-dessus de sa tête ; il était seul, il était heureux.
Cette fin de jour était froide, mais belle; on entendait le doux cri des courbejeaux; des bancs de brume s'élevaient le long des curées, tandis que dans le ciel mourant passait le frisselis des volées du soir.
Les vieux étaient plongés dans la contemplation de leur Brière, où rien ne bougeait, où, sous le grand ciel rose, tout baissait vers le crépuscule, suivaient du regard, sans se parler , un petit point noir qui s'éloignait dans le sud, qui cheminait du côté de Rozé, qui peu à peu disparaissait.
I. Chapitre IV
C’était un martin-pêcheur, le bel oiseau qui détourne la foudre, attire la paix dans la maison et retient l’amour avec la beauté.
A mesure qu'il s'enfonçait plus au creux du marais, s'épaississaient les brouillards; et il se hâtait, son pas sonnant ferré dans le silence, tant qu'il fit même se lever deux hérons, qui s'éloignèrent sur les eaux, l'un derrière l'autre, en ramant lentement de leurs grandes ailes gonflées, toutes bleues dans la nuit venue.
I. Chapitre I