Ce sera pour cette nuit, la salle du théâtre municipal. C’est ce que nous pouvons trouver de mieux si nous ne voulons pas couchés par terre dans les halls glacials du ministère. (…) Il n’y a pas d’ouvreurs, naturellement. Chacun choisit le siège qui lui convient le mieux. Dans les loges, on aperçoit de curieux groupes familiaux. Certains sont installés dans leurs étranges appartements depuis pusieurs jours. On dirait qu’ils ont pris un abonnement. (…) Avec les lumières latérales allumées, la salle donne l’impression de revivre ses classiques « entractes » des jours passés. Et l’on s ‘attend même, d’un instant à l’autre à voir les feux de la rampe et le grand rideau se lever pour pénétrer dans un monde merveilleux de le fiction scénique.
Mais… il ne se passe rien. Cette fois, le drame est dans la salle, et c’est le grand rideau qui semble nous regarder, d’un air surpris, et de se demander, inquiet :
"Mais que font-ils"
Nous venons dormir, monsieur le rideau ; simplement dormir. (…)
Mais, alors que je me perds dans ces sombres réflexions la quasi-totalité des lumières s’éteignent. Sa clarté s’en trouve sensiblement réduite ; dans la douce pénombre les toussotements cessent., les têtes s’inclinent , et le public lassé d’attendre une représentation qui n’aura jamais lieu, éclate en un concert de ronflements.
Ni la plus belle prose, ni le meilleur pinceau, ni le vers le plus abouti du plus grand des poètes, ne parviendraient à capter la grandissime beauté du tableau qui s’offre à nous. (…) Imaginez une de ces formidables crèches que font les enfants la nuit de Noël. (…) Imaginez un grand autel gigantesque plongé dans la pénombre ; un autel gigantesque qui aurait pour base une poignée de montagnes. (…) Ce n’est qu’ainsi, en vous approchant de la pauvre peinture d’une copie imparfaite, que vous entreverrez, en partie, la beauté de ce magnifique spectacle des feux du Perthus.
Feux symboliques !
Le chemin – une pente douce – est agréable à parcourir. Dire qu’hier ce même trajet nous paraissait interminable ! Mais le pré sourit, là-bas, en bas, sur notre droite, tacheté de camions et de chariots, de linge blanc étendu sur l’herbe et de feux qui tourbillonnent dans l’air à la recherche de l’azur. Qui aurait cru qu’ici même, dans ce petit coin de « crèche de Noël » souriant et verdoyant, nous aurions connu l’horreur d’une nuit dantesque !
Nous nous sentirons en sécurité que lorsque nous serons sur la route qui serpente au pied de la montagne. S’étendant sur toute la vallée, elle se perd au loin, dans les nuages de brume. Une fourmilière humaine la recouvre entièrement. Vu depuis ces hauteurs, on dirait un immense reptile. Un reptile noir et silencieux, qui se traîne sur des pattes invisibles.
Mais en réalité, ce qui dépasse toutes les limites de l’imagination, c’est cette fabuleuse quantité de linge éparpillé de chaque côté de la route. (…)
Pluie de linge blanc ! Spectacle inattendu. Vision étrange, dramatiquement absurde et pittoresque. Comme si, au pied des Pyrénées, s’était posée une immense volée de palombes.
Que vais-je faire, maintenant ? Quelle force, quel optimisme, quel pouvoir d’illusion, quel délai me faudra-t-il pour tout recommencer ? Impossible ! Impossible !...
Je sens qu’une lâcheté désespérée s’empare de moi, que mon esprit vacille et devient fou, et avec une inconscience aveugle, j’attrape mon pistolet. Je n’ai qu’un désir : en finir une fois pour toutes. Je suis complètement effrayé de devoir vivre pour survivre. (…) Mais en voyant mes deux enfants qui franchissent la porte et qui viennent vers moi, ma main se retrouve désarmée , le pistolet tombe au sol, et je les prends toutes les trois dans mes bras en pleurant comme un gosse.
Elles ont raison : ma vie ne m’appartient plus . Elles leurs appartient à eux.
Que vais-je faire ?... Je ne sais pas. Il est impossible aujourd’hui, de croire en la chimère du lendemain. Nous vivons un présent sans foi et sans avenir. Il nous ont tout pris : le foyer, la patrie, la fortune.
Je ne voudrais pas finir au refuge. Là-bas, c’est la misère et le renoncement. Non. Je préfère garder ma liberté et poursuivre le combat.
En bas sur le chemin, se poursuivait le défilé infini de l’armée en déroute . Et en face, du côté de l’Espagne,sur la crête des montagnes, il m’a semblé voir s’élever dans les airs, jusqu’à toucher le ciel avec son célèbre heaume, l’ombre triste et longue du Quichotte qui, appuyé sur ca lance, adressait un dernier adieu au vaincu.
Feux du Perthus ! Flambeaux allumés !.... Demain, avec la naissance d’un nouveau jour s’éteindront les ultimes braises des saintes torches de notre liberté.