Elle n'aurait jamais dit aimer, parce qu'ils ne s'exprimaient pas ainsi; ils ne prononçaient jamais les mots "amour" ou "magnifique", ou n'importe quel terme descriptif. Parfois, pour faire un commentaire sur ce ciel au crépuscule, il le qualifiait de "joli" et elle hochait la tête en guise d'approbation. Lorsqu'elle entrait dans une pièce où il se trouvait déjà, ou s'il débarquait dans une allée où elle était en train de travailler, ils ne se saluaient pas à grand renforts de mots mais chacun de contentait d'effleurer l'autre des yeux, déduisant, de son expression ou de sa posture, si celui-ci était content, déçu ou agacé, s'il était satisfait de cette présence ou du temps qu'il faisait. Ces détails concernant l'autres, chacun en avait l'intuition comme des besoins de son propre corps : sans y penser, de façon naturelle.
Elle adorait la solitude, mais uniquement parce qu'elle avait la possibilité de la rompre. De converser intimement avec quelqu'un d'autre. Que se passerait-il quand Talmadge mourrait ? Caroline Middley ? Leurs sensibilités particulières disparaîtraient ; et ils emporterait avec eux tout ce qu'ils savaient d'elle. Alors elle serait vraiment authentiquement seule. Ce serait une tout autre solitude. Une solitude terrifiante.
(P532)
Il avait un de ces visages compliqués qu'il fallait contempler à loisir pour comprendre comment l'émotion s'y manifestait, pour le comprendre tout simplement. C'était un paysage : une étendue vaste et complexe, à couches multiples. Elle avait envie d'étudier ce visage : parce qu'il était différent, et c'était important sans qu'elle sût exactement pourquoi.
(P71)
Et les enfants servent à ça, songeait Caroline Middey : nous relier à la terre et au présent, nous détourner de la mort.
Puis, en tendant la main vers une noix encore sur sa tige, elle s’enfonça dans le silence qui englobait tous les silences et crut percevoir le déchaînement des insectes dans l’herbe ; elle pénétra tout droit dans l’intimité de leurs chuchotements. Le soleil sur la berge poreuse, près de l’endroit où elle se tenait, était incandescent de lumière, les minéraux scintillaient et la triste boue était spéciale, particulière même dans sa tristesse. Chaque pore, chaque strie, chaque détail était lavé et engendré comme la lumière révèle un visage.
Ta mère disait souvent… intervint soudain Della, alors que la petite et elle s’étaient déjà fait leurs adieux ; la petite s’était à moitié levée de sa chaise. Maintenant, elle la regardait avec des yeux écarquillés. Surprise.
Ta mère... continua Della malgré elle, sachant qu’elle aurait dû se taire et s’apercevant qu’elle ne pouvait pas continuer. Comment décrire un rêve ? Un sentiment ?
Que disait-elle souvent ? s’enquit Angelene, après un silence.
Della, les yeux fixés sur un coin de la pièce, avait oublié ce qu’elle s’apprêtait à raconter.
Elle disait… que tu serais merveilleuse. Que tu serais meilleure que nous toutes réunies. Et elle avait raison. Elle s’interrompit. Rien de mauvais ne t’est arrivé. Tu mènes une bonne vie. Tu mènes une bonne vie, non ?
La petite laissa passer un moment avant de répondre.
Oui.
Della avait envie de lui raconter bien des choses. Elle aurait voulu la prendre dans ses bras.
La petite se tenait debout, gauchement, devant la cloison.
Della se contraignit à croiser son regard, l’espace d’un instant.
La petite était timide.
Merci d’être venue me voir, dit Della.
(p522)
Elle ne cessait de le regarder, elle lui trouvait un visage différent, encadré ainsi par d'autres arbres, d'autres ciels, encadré par l'océan qui, avant qu'elle ne l'ait vu - l'océan -, avait été un mythe. Installée la nuit dans cette chambre qui n'était pas la leur, elle pensait qu'ils avaient accompli l'impossible : aller quelque part ensemble pour créer une expérience qui n'appartenait qu'à eux.
Elle aurait offert à Della ces heures où le temps était clément, elle lui aurait offert les odeurs de terre, de soleil et de pin, la liberté qu'on ressent en sachant qu'on est le seul être humain à des kilomètres à la ronde, la liberté de chanter, de parler tout haut, de rire et, bien sûr, si le besoin s'en faisait sentir - mais c'était rare -, la liberté de pleurer.
Lorsqu'il etait gamin , il etait heureux de l'arrivée des hommes et, d'une certaine manière, il désirait les voir rester pour toujours- mais il etait également inquiet de leur présence , de ne plus être seul. La tristesse était le produit de ces deux sentiments - le bonheur d'avoir de la compagnie, l'inquiétude de voir sa solitude interrompue.
On était à peine né que la mort était déjà là à vous attendre, dans la même pièce.
(P38)