Cette révolution constitua un événement et un phénomène d’une grande portée historique, mais un événement et un phénomène assez paradoxaux. Pour une partie des Révolutionnaires, ceux du Sud, il était question, surtout de « restauration », ou réappropriation, d’un passé communautaire jugé légitime. Pour ceux du Nord, il s’agissait à la fois de conserver et de révolutionner les anciennes libertés municipales. Ils étaient libéraux, mais dans un sens très différent de celui que nous lui attribuons aujourd’hui. Or, pour « restaurer » ou « conserver » il fallait passer par une Révolution armée, que ceux du Nord n’ont pas hésité à engager. Le passé s’est trouvé bouleversé, sans que cette Révolution fasse table rase de la sociabilité antérieure.
Cette révolution comprend donc plusieurs mouvements révolutionnaires : 1) un mouvement révolutionnaire – plu-tôt « réformiste » – politique, celui des classes moyennes « subalternisées » par rapport aux élites des cientificos (positivistes) porfiristes et autres ; ce mouvement était avant tout urbain ; 2) un mouvement révolutionnaire social, surtout paysan, mais se décomposant entre une paysanne-rie communautaire traditionnelle, surtout celle des pueblos de Morelos, et une paysannerie plus déliée des liens traditionnels, plus mobile et plus « individualiste », composée surtout de paysans-mineurs et de paysans-ouvriers salariés du Nord ; 3) on peut encore évoquer un mouvement ultrarévolutionnaire composé des partisans des frères Flores Magón, mouvement actif à Chihuahua et prenant une tournure socialiste et internationaliste en Basse- Californie en 1911.
Je parlais, en 1975, de dialectique de la « Révolution mexicaine » ; c’est pourquoi j’avais intitulé mon livre Les Révolutions du Mexique et non pas La Révolution mexicaine. Il s’agit de dialectique, certes. D’une dialectique non pas binaire, mais d’une dialectique complexe, articulée à de multiples contradictions. Cette dialectique apparaît, selon Gramsci, comme « un nœud » idéologique et politique de classes sociales, non pas déjà là, constituées comme des totalités organiques et objectives, mais en formation ouverte et indéterminée. Il s’agit d’un processus inachevé au moment où la Révolution éclata. Ainsi, ce que l’on nomme « Révolution mexicaine » se présente avant tout comme un mouvement d’ensemble de plusieurs révolutions, non pas seulement dans le « Temps long » braudélien (1810-1854-1911), mais dans l’espace historique où la Révolution de 1911-1917 s’est déroulée en tant qu’événement bouleversant l’ordre du Temps.
Ce serait une erreur de penser que les sociétés dites "traditionnelles" – que l’on qualifie, souvent à tort, de “passéistes”, voir, par exemple, pour les sociétés "traditionnelles" africaines – sont des sociétés immobiles ou figées dans le temps de l’histoire et vivant dans l’ignorance du futur. Ce qu’elles défendent, avec acharnement, c’est une identité et une mémoire collective de luttes passées.
Enervées par un futur énigmatique, elles connaissent donc une dynamique historique. Mais, dans les conditions globales de la dynamique socio-économique du capitalisme, ce futur probable leur échappe sans retour. De là, une mystification d’un passé, de plus en plus réifié, idéologisé. La peur de ce futur, qu’elles pressentent comme redoutable, les amènent à conjurer ce même futur par une ritualisation assumée comme une répétition d’un passé, devenu mythique. Ceci dit, la répétition n’est pas le seul apanage des sociétés "communautaires" traditionnelles. Le capitalisme, lui-aussi, n’envisage le futur de l’humanité que comme une répétition et un prolongement éternel de lui-même – malgré une métamorphose permanente de ses formes –, de son présent, du présent réifié du Capital en son essence (voir les très belles pages que Karl Marx a consacré, dans "Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte" : Marx, op. cit., Paris, éditions sociales/Messidor, 1992, 230 p. On consultera avec profit le livre de Paul-Laurent Assoun, "Marx et la répétition historique", Paris, PUF, 1978).