Des hommes couleur de ciel de
Anaïs Llobet
II percevait confusément qu'il se tenait à la lisière d'un choix, sans retour possible. Il était monté dans un avion, il avait changé de pays, appris une langue, mais son départ de Tchétchénie et son arrivée aux Pays-Bas n'auraient lieu que ce dimanche soir-là.
Il acheta un tee-shirt noir, plaqua ses cheveux en arrière avec un peu de gel. Hector l'attendait devant un club, au croisement de deux rues. La musique était forte, les basses grésillaient. Des hommes, adossés au mur, partageaient une cigarette. Hector lui prit la main et l'entraîna à l'intérieur.
— Le dimanche soir, c'est notre nuit, cria-t-il pour couvrir la techno. Je sais pas où tu vas, toi, mais ici, c'est forcément mieux !
Adam sourit. Oui, c'était mieux que le bar et la plonge. Il remarqua deux jeunes hommes en train de s'embrasser, l'un brun de peau et torse nu, l'autre en chemise blanche trempée de sueur. Ils dansaient, enlacés. Un brusque frisson électrique parcourut son échine.
La musique s'engouffra en lui et il sentit sa tête balancer d'un côté puis de l'autre, sa main accepter un cocktail offert par Hector, l'autre glisser dans ses cheveux. Le rythme binaire, épuré, envahissait son corps sur une fréquence inconnue, il vibrait, s'abandonnait aux regards, les acceptait, les renvoyait.
Il aurait dû prendre peur, se souvenir de sa mère, son père, son frère, son cousin, son peuple, les mots « N’oublie pas qui tu es ». Mais il n'avait jamais été jusqu'à cette nuit. Il avait fait semblant et il apprenait ce dimanche soir-là que la vie est puissante et insatiable.
Pages 177-178, L’Observatoire, 2019.
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