[Le peuple russe avait été battu et traqué de tout temps, par les siens et par les étrangers, par les Polovstiens et les Tatars, par les Turcs et ses propres Ivan, Pierre et Nicolas. Les gendarmes d’abord, les bolcheviks ensuite l’avaient tellement habitué à la terreur que la véritable chasse àl’homme pratiquée cette fois par les Allemands lui paraissait naturelle. Au contraire, une absence prolongée de persécutions aurait paru invraisemblable, et même suspecte...]
Les journaux annoncèrent l'institution d'une nouvelle fête à la suite d'une proposition de Postychev, un grand compagnon de Staline : le sapin du Nouvel An.
Un jour, on nous ordonna d'ouvrir nos livres à la page où figurait le portrait de Postychev, et d'arracher la page. Postychev était devenu un ennemi du peuple, on le fusilla bien qu'il ait apporté le sapin.
Cela devint une habitude, tantôt on nous ordonnait d'arracher de nouvelles pages, tantôt de biffer à l'encre certains noms...
Rien n'avait changé depuis des millions d'années ; les cimes des pins bruissaient doucement, et une terre immense s'étendait sous le ciel qui n'était ni aryenne, ni juive, ni tzigane, mais simplement une terre pour les hommes, je dis bien LES HOMMES, mais peut-être n'en existe-t-il pas encore sur le terre...
Cela fait des milliers d'années que l'espèce humaine vit ici-bas, et jusqu'à présent, la seule chose que les hommes aient appris à la perfection, c'est de tuer...
C'était à l'époque un bolchevik sincère. De ceux qu'on envoya en 1937 dans les camps ou dans l'autre monde, tandis qu'ils criaient frénétiquement :
" Vive Staline ! "
Je ne cesse d’y penser et je commence à croire que les êtres intelligents et humains qui vivront après vous, s’il y en a, auront du mal à comprendre comment tout cela a pu se passer, à concevoir la naissance de l’idée même de meurtre et d’autant plus de meurtre massif. Tuer, comment ? Pourquoi ?
L'Histoire est éternelle : quelle que soit l'ordure qui vient au pouvoir, elle décrète immédiatement qu'avant elle, ça allait mal, que c'est seulement maintenant que commence la lutte pour un avenir heureux, et c'est pourquoi il faut faire des sacrifices. Tout de suite des sacrifices !
Des soldats erraient partout à travers champs et à travers bois qui ne voulaient pas se battre. Car, je vous le demande, pourquoi se seraient-ils battus ? Pour les kolkhozes, pour les camps de la Kolyma, pour la misère ?
C’est ce jour-là que fut livré le combat décisif pour la possession de Kiev. Aujourd’hui, en revivant une fois de plus le debut de cette journée, j’ai beau m’efforcer, je n’arrive toujours pas à comprendre comment, sur cette terre admirable, bénie, avec ce ciel et ce soleil, parmi des gens doués d’intelligence et de raison, non pas des animaux mus par l’instinct mais des hommes capables de réfléchir et de comprendre — comment sont possibles des idioties aussi monstrueuses que la guerre, la dictature, la terreur, toutes ces tueries réciproques et toutes ces humiliations sadiques infligees aux uns par les autres.
Grand-mère revint de chez les voisins en racontant qu’un jeune garçon de 14 ans, qui avait réussi à s’enfuir en rampant du ravin, s’était réfugié dans la cour des maraîchers et racontait des choses atroces : là-bas, on déshabillait tout le monde, on alignait les gens au bord du ravin et on tirait dans la nuque du premier de façon à en tuer plusieurs avec une seule balle. On entassait les tués, on les recouvrait d’une couche de terre, et on recommençait l’opération. Mais beaucoup de fusillés étaient encore en vie, si bien que la terre bougeait et certains sortaient en rampant. Alors on les frappait sur la tête et on les poussait à nouveau dans le ravin. Mais lui, on ne l’avait pas vu, il était sorti en rampant et était accouru.
Et soudain, je lus à côté une chose telle que je n’en crus pas mes yeux : « LES YOUPINS, LES POLAKS ET LES ROUSSKOFS SONT LES PIRES ENNEMIS DE L’UKRAINE ! »
Pour la première fois de ma vie, devant cette affiche, je me demandai qui j’étais. Ma mère était ukrainienne, mon père russe. Mi-ukrainien, mi-« rousskof », j’étais donc mon propre ennemi.
En approfondissant, c’était encore pire. Mes meilleurs amis étaient Chourka Matza, à demi juif, c’est-à-dire « Youpin », et Bolik Kaminski, à demi polonais, c’est-à-dire « Polak». C’était absolument inconcevable.