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Citations de André Comte-Sponville (900)


Le n'avoir point de mal, c'est le plus avoir de bien que l'homme puisse espérer.
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Il n'est rien de si beau et légitime que de faire bien l'homme et dûment.
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La sagesse est à la mode. Cette espèce de paradoxe (puisque aucune mode n'est sage, puisque aucun sage ne se soucie de la mode) dit quelque chose de notre époque, de son désarroi, de son inquiétude, de sa quête éperdue de "sens", comme on dit aujourd'hui, ou de sérénité.
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Le foot est un sport imparfait, comme la vie, et cela explique une partie de son succès.

Le football, d'autant plus populaire qu'il est imparfait, p. 83
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ours de fatigue...
À de certains moments, il semble que toute la philosophie se résume en une alternative : Ou bien Dieu existe, et rien alors n’a d’importance ; ou bien Dieu n’existe pas, et rien alors n’a d’importance. Bref, dans les deux cas, rien n’a d’importance – et cette constatation n’en a pas non plus.
Fatigue ? C’est que d’autres jours, qui semblent de plus grande force, s’impose la constatation symétrique : avec ou sans Dieu, tout importe, et ce caillou, et cette mouche sur la vitre, et cette poussière, et cette affirmation en moi de l’importance de chaque chose.
Jours de pluie… Jours de soleil… On dirait les deux saisons de l’âme. Et comme on voit qu’un même paysage, selon les jeux changeants de la lumière, devient autre tout en restant identique, ainsi ces deux constats – tout importe, rien n’importe – reviennent au même et disent la même chose, à savoir que « tout » et « rien » sont ici noms de l’être, selon qu’on sait ou pas s’y intéresser ; et qu’il n’est pas vrai que l’être importe (puisqu’il lui suffit d’être), ni qu’il n’importe pas (puisqu’il est). L’existence ou non de Dieu n’y change rien.
Vous direz : Mais si Dieu « ne change rien », à quoi bon se dire athée ? Je répondrai que d’abord il y a les Églises, les inquisitions, les guerres de religion… Et surtout que l’objection se retourne : à quoi bon se dire croyant ? Au reste, un Dieu qui « ne change rien » n’est plus un Dieu ; et cette « religion »-là (voyez Épicure, voyez Spinoza) est déjà l’athéisme, ou y mène…
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Étrange situation, et inconfortable, que de relire pour la première fois, aux approches de la vieillesse, et de préfacer, le livre d’un jeune homme que l’on fut, il y a trente ans, et qui n’est plus !
J’allais avoir vingt-six ans. J’enseignais la philosophie dans une petite ville du nord de la France. Je vivais seul, pour la première fois de ma vie (je n’avais quitté le domicile de mes parents, quelques années plus tôt, que pour m’installer à Normale Sup, rue d’Ulm, puis avec une jeune fille). Je m’étais éloigné de mes amis, de la politique, qui m’avait tellement occupé les années précédentes, enfin d’une certaine forme de frivolité estudiantine et parisienne. Ce qu’il me restait ? L’art, que je découvrais presque, et la philosophie, qu’il fallait bien redécouvrir pour pouvoir l’enseigner. Beaucoup de tension, de passion, d’exaltation. Beaucoup de solitude et de désarroi. Beaucoup d’angoisse et d’ambition. Je renouais avec l’enfant grave que j’avais été, avec l’adolescent orgueilleux que je n’étais plus. Je devenais adulte, du moins j’essayais. « Dans quatorze ans, me disais-je, tu auras quarante ans… » Cela me paraissait effrayant, presque incroyable. On voit que j’étais très jeune. Je n’avais plus le temps d’attendre, plus de temps à perdre, du moins c’est le sentiment que j’avais, comme une urgence devant la mort ou la postérité. On n’est pas modeste quand on a vingt-six ans. Je lisais (surtout des philosophes et des artistes), je préparais mes cours, je faisais la classe, je corrigeais des copies, j’écoutais de la musique (Bach, Mozart, Beethoven, Schubert, Brahms, Ravel…)…
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Que chaque instant de ta vie soit comme un tableau de Vermeer – éternel.
C’est un rêve, nous le savons bien. Plutôt non : c’est de l’art.
*
L’esthétique est l’éthique sub specie aeternitatis. Ou l’éthique, l’esthétique au quotidien.
Ce qui n’est pas de l’esthétisme moral (réduire le bien à une question de goût), mais au contraire l’extension au beau de l’exigence éthique. Godard l’a dit : « Un travelling, c’est aussi une question de morale. » Ce par quoi le cinéma est un art, ou peut l’être.
*
Simone Weil : « Le beau est la preuve expérimentale que l’incarnation est possible. Dès lors tout art de premier ordre est par essence religieux. Une mélodie grégorienne témoigne autant que la mort d’un martyr. »
On pourrait dire tout aussi bien l’inverse : le beau est la preuve expérimentale que la spiritualisation est possible. Dès lors tout art de premier ordre est par essence humaniste. Une mélodie grégorienne témoigne autant que la mort d’un héros (ceux de la Résistance, par exemple).
Nous disons « humaniste », c’est faute d’un meilleur mot. Aimer non pas l’homme, mais ce qui le dépasse.
*
Dans les pires moments d’angoisse ou de tristesse, dans les phases d’écœurement total et d’extrême lassitude, quand des nausées de désespoir nous oppressent la poitrine, quand on voudrait pleurer ou vomir, alors lire une phrase bien construite, solide, propre, vraie, comme une bouffée d’air pur, une gifle de vent, cela fait du bien. Une phrase, une seule, et déjà on se sent mieux …
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Le temps que, dans sa vie entière, un homme passe à jouir ; si on l’additionnait, arriverait-on à une journée pleine ? Ce n’est pas sûr. Combien d’orgasmes faut-il pour faire vingt-quatre heures ?
Cela ne veut pas dire que la sexualité ne soit pas quelque chose d’essentiel. Mais que, dans la sexualité, l’essentiel n’est peut-être pas la jouissance.
Le désir, plus important sans doute que le plaisir. Et pas uniquement par sa durée.
*
Ceux qui ne croient pas à l’amour ; c’est qu’ils sont incapables d’aimer – indignes donc de ce qu’ils nient.
« Mais s’ils n’ont pas connu l’amour, est-ce leur faute ? » À tout le moins, ils parlent de ce qu’ils ne connaissent pas, et feraient mieux de se taire. Ils sont semblables à celui qui, quand vous lui parlez de Mozart (ou Beethoven, ou qui vous voudrez), vous répondrait : « La musique, moi, je n’y crois pas ! » La question est réglée : c’est un ignorant des choses de la musique. Son avis est sans importance. Écoutez Mozart.
*
Berlioz, lui, s’y connaissait – en musique comme en amour. Il parle en connaissance de cause : voilà, lorsqu’il écrit ceci (la dernière page de ses Mémoires), quarante-neuf ans qu’il compose de la musique, et cinquante ans qu’il aime (sans succès, mais non pas en vain) la même personne – Estelle, qu’il appelle Stella, une vieille dame alors de soixante-sept ans :
« Laquelle des deux puissances peut élever l’homme aux plus sublimes hauteurs, l’amour ou la musique ? C’est un grand problème…
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« Comme la fraise a goût de fraise, disait Alain, ainsi la vie a goût de bonheur. » Et je sais peu de phrases qui m’aient laissé un tel arrière-goût de bonheur, en effet, mais aussi d’envie et – à cause de l’envie – d’amertume.
Il faut citer le Maître plus longuement : « La vie est bonne par-dessus tout ; elle est bonne par elle-même ; le raisonnement n’y fait rien. On n’est pas heureux par voyage, richesse, succès, plaisir. On est heureux parce qu’on est heureux. Le bonheur, c’est la saveur même de la vie. Comme la fraise a goût de fraise, ainsi la vie a goût de bonheur. Le soleil est bon ; la pluie est bonne ; tout bruit est musique. Voir, entendre, flairer, goûter, toucher, ce n’est qu’une suite de bonheurs. Même les peines, même les douleurs, même la fatigue, tout cela a une saveur de vie. Exister est bon ; non pas meilleur qu’autre chose ; car exister est tout, et ne pas exister n’est rien. S’il n’en était pas ainsi, aucun vivant ne durerait, aucun vivant ne naîtrait. Pensez qu’une couleur est une joie pour les yeux. Agir est une joie. Percevoir est une joie aussi, et c’est la même. Nous ne sommes point condamnés à vivre ; nous vivons avidement. Nous voulons voir, toucher, juger ; nous voulons déplier le monde. Tout vivant est comme un promeneur du matin. (…) Voir, c’est vouloir voir. Vivre, c’est vouloir vivre. Toute vie est un chant d’allégresse. » Ce n’est qu’un petit article, un de ces innombrables Propos, comme disait Alain, publiés à longueur d’années (quotidiennement et bénévolement) dans un petit journal de province, à Rouen, celui-là date de mai 1909, et j’envie les lecteurs qui lisaient ce genre de nouvelles au petit déjeuner, qui apprenaient le bonheur en même temps que le monde, la vie, la merveille de vivre, en même temps que les malheurs de l’histoire ou les aléas de l’économie… Plusieurs ont dû découper cet article, le ranger précieusement avec les autres, dans un tiroir, dans un cahier, un peu plus heureux soudain, un peu plus libres, un peu plus fiers d’être homme, un peu plus sages, et puis ils sont partis à leur travail, d’un pas plus assuré, peut-être en chantonnant, comme ragaillardis, comme redressés, avec un rien d’allégresse…
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A personne, sauf à ceux qui y prendront plaisir.
Schubert (dédicace de son dernier Trio).
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André Comte-Sponville
II/
Pour résumer, si je devais n’emporter que quelques disques sur une ile déserte, voici ceux que je choisirais : les Suites pour violoncelle seul (spécialement la sixième, ma préférée) et les Variations Goldberg de Bach (bien sûr jouées par Glenn Gould, dans la version de 1981 !), le Stabat Mater de Pergolèse, le Concerto pour clarinette et le Trio K. 563 de Mozart, la Symphonie n°9, l’Empereur, le Concerto pour violon et le Quatuor n°14 de Beethoven, le Trio op. 100, le Quatuor « La Jeune fille et la mort » et le Quintette à deux violoncelles de Schubert, à quoi j’ajouterais volontiers quelques œuvres de musique de chambre de Haydn (assurément les Sept Dernières paroles du Christ, dans la version quatuor, sans doute quelques trios) ou de Brahms (par exemple son Trio pour piano et cordes n°1 ou le Quintette pour clarinette et cordes), sans oublier les Tableaux d’une exposition de Moussorgski (bien sûr la version
originale pour piano seul, si possible dans l’interprétation bouleversante qu’en a donnée Richter, en « live », en 1958, à Sofia), le Requiem de Fauré (le plus intimiste peut-être de tous les requiems !) et les deux concertos pour piano de Ravel…

RM : Quel rapport avez-vous aux compositeurs ? Prêtez-vous de l’attention à leur vie comme à leur œuvre ?
ACS : Un rapport d’admiration, voire, pour certains, de vénération. Leur génie m’impressionne d’autant plus que je suis incapable de composer la moindre mélodie. Mais c’est leur œuvre qui m’importe, bien plus que leur vie ! Bien sûr, j’ai lu ou parcouru plusieurs histoires de la musique, ainsi que des biographies de mes musiciens préférés (surtout Mozart, Beethoven, Schubert, Brahms, Ravel…). J’ai même, un temps, songé à écrire une biographie romancée de Schubert, que j’aurais appelée « Le Jeune homme et la mort », ou bien « Pauvre Franz »… Puis j’ai renoncé. La vie d’un génie n’est pas forcément plus intéressante que celle de n’importe qui. Mieux vaut écouter et réécouter ses œuvres qu’explorer le détail de sa biographie !

RM : Vous avez quitté l’enseignement pour vous consacrer à l’écriture, mais vous conservez le souci constant de la référence aux textes. Quels sont les auteurs de la tradition philosophique qui parlent le mieux de la musique à vos yeux ?

ACS : La plupart en parlent peu, et plutôt mal. On trouve bien sûr des références à la musique chez Platon ou Aristote, Spinoza ou Leibniz, Kant ou Hegel, mais souvent quelque peu condescendantes : la musique leur sert à illustrer leur philosophie, davantage qu’elle ne semble nourrir leur vie ou leur pensée. Ce sera différent avec Schopenhauer, Nietzsche ou Vladimir Jankélévitch, vrais mélomanes (Nietzsche était même compositeur, au moins par moments). Des trois, c’est peut-être Schopenhauer qui s’approche le plus du mystère musical : il voit dans la musique l’expression immédiate du vouloir-vivre, libérée des exigences de la représentation. Cela rejoint mon expérience. La musique est l’art qui me touche du plus près, du plus profond, comme si elle était de la même substance –temporelle plutôt que spatiale, à la fois matérielle et spirituelle, sensible et impalpable – que notre vie intérieure.

RM : La musique, art métaphysique ?
ACS : Je dirais plutôt art spirituel, comme tous les arts, mais davantage peut-être que tous les autres. Pour faire de la métaphysique, il faut des mots, des concepts, des raisonnements. La force de la musique est justement de pouvoir s’en passer. Elle est libérée des contraintes de la représentation : la simple présentation d’elle-même lui suffit.
Vous me direz que c’est pareil pour la peinture non figurative. Soit. Mais un tableau qui ne représente rien est bien pauvre, bien décevant, bien plat. En matière de surfaces et de couleurs, la nature (qui ne représente rien non plus) fera toujours mieux que Kandinsky, Mondrian ou Rothko. Le monde est plus beau que leurs œuvres. Alors que la nature ne fera jamais aussi bien que Beethoven ou Ravel. Bref, une peinture non-figurative est une espèce de paradoxe, qui se prive de ce que le dessin fait le mieux (la représentation). C’est vouloir rivaliser avec Dieu ou avec la musique, sans chance de réussite. L’équivalent, en musique, serait une œuvre qui voudrait rivaliser avec la peinture, en se servant des sons pour leur fonction imitative ou représentative, par exemple dans Pierre et le loup, de Prokofiev.
C’est un genre bien avéré, mais nécessairement mineur. Ou bien l’opéra, et c’est peut-être une de mes raisons de ne l’aimer guère (sauf pour certains grands airs, où le sens des mots ne m’importe aucunement : je n’écoute que la musique). Pour raconter une histoire, le roman ou le théâtre sont plus efficaces que l’opéra. Pourquoi mettre des notes sur le discours ? Pourquoi mettre des mots sur la musique ? Je préfère la « musique pure », comme on dit, qui est pour moi le sommet de la musique : parce qu’elle est libérée du sens, de la représentation, de la description, de la narration. C’est sa part de silence, au sens où je prends le mot (l’absence non de sons, mais de sens), et les mystiques savent que c’est aussi où culmine la spiritualité. Cela rejoint en effet la métaphysique, mais par d’autres voies. Si le sens est toujours second, comme je le crois, le fond de l’être est silence ; et c’est ce silence que la musique, merveilleusement, rend audible, vivant, lumineux. C’est un paradoxe, à nouveau, mais que je crois vrai : la musique est l’art des sons et du silence.
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André Comte-Sponville
ResMusica : Pour commencer par le commencement, comment avez-vous découvert la musique ? Par quelle(s) œuvre(s) ? Dans quelles circonstances ?
André Comte-Sponville :
Il y eut une espèce d’imprégnation pendant l’enfance. Ma mère aimait beaucoup la musique classique, j’écoutais parfois des disques avec elle (j’avais un faible, très jeune, pour la Symphonie n°7 de Beethoven, qui reste l’une de mes préférées), je l’accompagnais au concert, le plus souvent au Théâtre des Champs-Élysées (pour applaudir par exemple György Cziffra ou David Oïstrakh), j’ai même fait, pendant quelques années et plutôt mal, du violon puis du piano… Rien là de très important. Mais la suite, sans cette préparation, n’aurait peut-être pas eu lieu.

Plus tard, vers la vingtaine, il y eut un événement qui m’a marqué. J’étais venu déjeuner chez ma mère. Anxieusement, comme toujours : dans quel état allais-je la trouver ? Elle n’est pas encore rentrée du marché. La porte est ouverte, un mot m’attend : « Installe-toi. » Je mets un disque, presque au hasard : le Concerto pour piano n°5 de Beethoven, « L’Empereur », sans doute joué par Edwin Fischer, sous la direction de Wilhelm Furtwängler. En ce temps-là, je n’écoutais guère de musique. La politique occupait l’essentiel de mon temps. L’amour, l’amitié et la philosophie se partageaient le reste. C’étaient des années de frivolité passionnée, de passions superficielles. Puis, soudain, ce disque : un accord somptueux, majestueux, héroïque, comme jaillissant de l’orchestre entier, le piano qui semble en naître, qui s’en dégage, qui monte très vite vers les aigus, incroyablement véloce, virtuose, solitaire, à la fois fragile et sûr de lui, comme une leçon déjà de courage, ce chant qui se cherche, qui se trouve, que l’orchestre d’abord interrompt – nouvel accord – puis accompagne, puis soutient, puis emporte… Beethoven en acte et en puissance. Immense, sublime, généreux – d’une noblesse à couper le souffle. Je connaissais bien cette œuvre : ma mère, durant mon enfance, me l’avait souvent fait écouter. C’est ce qui explique, la redécouvrant après tant d’années, qu’elle m’ait paru à ce point évidente, prenante, bouleversante. La première audition, en musique, est rarement la bonne : on découvre mieux ce qu’on connaît déjà. Il faut dire aussi qu’il s’agit d’une œuvre facile (à aimer, point à jouer !), spectaculaire, grandiose. Elle fait partie de ce qu’on appelle la « deuxième période » de Beethoven, la plus fameuse auprès du grand public, mais moins admirable peut-être, pour les musiciens, que la troisième. Je ne sais. Le Quatuor n°14 ou les Variations Diabelli, plus tard, me retiendront davantage. Mais je me souviens très bien de l’émotion que je ressentis, en redécouvrant ce concerto, des sentiments mêlés qui s’emparèrent de moi : du plaisir bien sûr, de l’admiration, de l’exaltation, une forme de joie bizarrement familière et neuve, comme un courage qui revient, comme un souvenir qui serait une promesse, comme une résurrection annoncée ou anticipée… Mais aussi autre chose de plus amer, de plus troublant, de plus douloureux : la honte. La honte d’avoir vécu si loin de cette grandeur-là, depuis si longtemps, de l’avoir oubliée, de l’avoir trahie, d’avoir fait comme si elle n’existait pas, comme si elle était impossible ou vaine… C’était comme si l’enfant que j’avais été jugeait soudain l’homme que j’étais en train de devenir. Comme si Beethoven me renvoyait à ma petitesse, à ma médiocrité, à ma vanité déjà consommée, déjà condamnée, d’intellectuel, ou de futur intellectuel, parisien… Oui, je jure que j’ai eu honte, en écoutant Beethoven, vraiment honte, et que les larmes qui me montèrent aux yeux, ce matin-là, firent plus, pour me ramener vers l’essentiel, qu’aucune leçon d’aucun de mes maîtres – j’en eus d’excellents – ou qu’aucun livre de philosophie. La pensée ne fait pas de miracle. On peut bien lire Spinoza ou Kant toute la journée. A quoi bon, si c’est pour se protéger de la vie, de l’émotion, du douloureux secret d’être soi ? L’art va plus vite ou plus profond. Il ne donne à penser qu’en donnant à ressentir, à aimer, à admirer. C’est une leçon de morale, autant ou davantage que d’esthétique. C’est pourquoi c’est une leçon, aussi, de philosophie.

Je n’en dis rien à ma mère, lorsqu’elle revint. C’était une affaire entre Beethoven et moi. Ni, quand je les retrouvai, à mes amis. Je sentais bien que déjà je m’éloignais d’eux, de leurs goûts, de leurs idées, de ce qu’ils jugeaient important ou moderne…

Puis il y eut, quelques mois ou années plus tard, la rencontre décisive. Je descendais le Boulevard Saint Michel, avec mon meilleur ami de l’époque. Nous nous arrêtons devant l’étalage d’un libraire, qui présentait des disques soldés. Il me montre un 33 tours : « Tu connais ? » Non, je ne connaissais pas. C’était un quatuor à cordes : La Jeune fille et la mort, de Schubert, par le Quatuor Hongrois. Mon ami me dit : « Tu devrais l’acheter : c’est pas cher, et c’est vraiment génial ! » Je le fis. Je rentre chez moi, j’écoute le disque : cela me paraît aride, acide, rebutant, dérangeant, un peu ennuyeux… Mais j’aimais cet ami passionnément ; je lui faisais confiance plus qu’à moi-même. Je remets le disque une deuxième fois, puis une troisième, puis une quatrième… Le plaisir vint peu à peu, puis l’émotion. A la fin de la journée, j’étais bouleversé : je n’avais jamais rien écouté, me semblait-il, d’aussi beau, d’aussi profond, d’aussi sublime… Cela me plongea dans une passion presque exclusive pour la musique, qui dura des années, d’abord centrée sur la musique de chambre, puis qui s’élargit peu à peu. Schubert me mena à Mozart puis me ramena à Beethoven, qui me mena à Haydn, à Brahms, à Bach, à Ravel, à Pergolèse ou Moussorgski. Beau désordre. Sublimes rencontres. Schubert reste celui que j’aime le plus tendrement. Mozart, celui que je vénère le plus. Beethoven, celui dont je me sens – le génie musical mis à part – le plus proche… Ce qui ne m’empêche pas de penser, lorsque j’essaie d’être objectif, que Bach est peut-être le plus grand de tous.

RM : Ces premières émotions, un autre qu’André Comte-Sponville aurait-il pu les éprouver ? Nos goûts artistiques, musicaux en particulier, ne révèlent-ils pas qui nous
sommes ?
ACS : On peut dire des émotions musicales ce qu’on peut dire de toutes les autres : qu’elles portent toujours la marque d’une subjectivité singulière (personne n’aime Mozart exactement comme moi), sans être pour cela uniques (je ne suis pas le seul à aimer Mozart !). Donc, oui, bien sûr, nos goûts musicaux révèlent ce que nous sommes, mais pas plus que nos goûts artistiques en général (mon amour pour Dumas ou Laforgue, Corot ou Degas, est aussi révélateur que mon amour pour Schubert ou Brahms), ni même nos goûts esthétiques (aimez-vous la mer ou la montagne, le printemps ou l’automne ?), politiques (préférez-vous la droite ou la gauche, l’ordre ou la justice, la conservation ou le mouvement ?), voire sexuels (aimez-vous les hommes ou les femmes, la douceur ou la violence, la pureté ou l’impur ?). Cela dit, il est peut-être vrai que la musique, parce qu’elle nous touche souvent de plus près, ou plus profond, que les autres arts, nous en apprend parfois davantage sur nous-mêmes. Par exemple je ne connais, dans l’art, aucune expression qui me paraisse plus proche de ma sensibilité personnelle que le mouvement lent du Triple concerto de Beethoven. Pourtant, ce n’est pas l’œuvre que j’admire le plus, tant s’en faut, ni même qui m’émeut le plus…

RM : Quelle est alors l’œuvre que vous placez au-dessus de tout ?
ACS : Bonne question ! Mais je ne suis pas certain qu’on puisse y répondre absolument. Cela dépend évidemment des goûts de chacun, voire des moments… Les trois plus grands musiciens de tous les temps, pour moi comme pour beaucoup d’autres, sont Bach, Mozart et Beethoven. Mais quelle œuvre privilégier ? Et pourquoi n’en faudrait-il qu’une ? C’est d’autant plus difficile pour moi que j’ai un faible pour les œuvres les plus modestes, au moins par leur instrumentalisation, voire les plus humbles. Par exemple j’admire, comme tout le monde, les Passions de Bach. Mais je préfère les Suites pour violoncelle, les Sonates et Partitas pour violon, les Variations Goldberg… Même chose chez Mozart : j’admire infiniment les Nozze di Figaro, Don Juan, le Requiem… Mais je préfère les concertos pour piano, avec leur orchestre de chambre et ce piano tellement bouleversant de fragilité, le Concerto pour clarinette, parfois si dépouillé, si nu, ou le Trio à cordes K. 563 (Divertimento !)… C’est un peu différent pour Beethoven. Sa Symphonie n°9 est un chef d’œuvre absolu (s’il ne fallait retenir qu’une seule œuvre, c’est peut-être celle que je choisirais), comme les Concertos n°4 et 5 pour piano ou le Concerto pour violon ; pourtant j’ai davantage écouté le trio L’Archiduc, les derniers quatuors, les ultimes sonates ou les Variations Diabelli, qui m’ont résisté davantage et me touchent, au moins par moments, encore plus profondément… Ce goût pour la musique soliste ou la musique de chambre – disons pour une forme de fragilité instrumentale – explique en partie mon amour pour Schubert. Sa Symphonie n°9 « La Grande » est fort belle, et ses lieder font une somme impressionnante (même si j’ai toujours eu du mal à y entrer ou à m’y sentir chez moi). Mais ses plus grands chefs-d’œuvre, en tout cas ceux qui m’importent le plus, relèvent du piano seul (les impromptus, les sonates, la Fantaisie en fa mineur…) ou de de la musique de chambre : les deux Trios, si justement populaires, les derniers quatuors à cordes, le sublime Quintette à deux violoncelles en ut, avec ce mouvement lent d’une profondeur et d’une élévation inouïes…
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• La sagesse •
Aie confiance : la vérité n’est pas le bout du chemin ; elle est le chemin même.
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• La sagesse •
Il nous reste à apprendre à vivre, à apprendre à penser, à apprendre à aimer. On n’en a jamais fini, et c’est pourquoi on a toujours besoin de philosopher.
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• La sagesse •
Ce n’est pas parce que le sage est plus heureux que nous qu’il aime davantage qu’il est plus heureux.
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• La sagesse •
Si tu veux avancer, disaient les stoïciens, il faut savoir où tu vas. La sagesse est le but : la vie est le but, mais une vie qui serait plus heureuse et plus lucide ; le bonheur est le but, mais qui serait vécu dans la vérité.
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• La sagesse •
On philosophe pour sauver sa peau et son âme.
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• La sagesse •
« Tout plaisir est un bien » disait Épicure. Il faut donc choisir, comparer les avantages et les désavantages, comme disait Épicure, autrement dit juger.
C’est à quoi sert la sagesse. C’est à quoi sert aussi, et par là même, la philosophie.
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• La sagesse •
Prajnânpad :  « Ce qui est achevé est devenu le passé ; il n’existe pas maintenant. Ce qui doit arriver est dans le futur et n’existe pas maintenant. Alors ? Qu’est-ce qui existe ? Ce qui est ici et maintenant. Rien d’autre... restez dans le présent : agissez ! »
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• La sagesse •
L’esprit du spinozisme : connaître, comprendre, agir.
C’est l’esprit aussi bien des sages d’Orient, par exemple de Prajnânpad : « Voir et accepter ce qui est, et ensuite, si besoin est, essayer de le changer. »
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