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Citation de vent_dans_les_saules


Seule solution : aller lui poser la question.
« Je ne comprends pas en quoi c’est tellement important, grogna rageusement Judith. Je veux dire, ce boyau existe, nous savons où il démarre et où il se termine. Par-dessus le marché – le hasard fait bien les choses – , il débouche justement là où Stephen veut se rendre. Pourquoi ne pas tenter le coup simplement ? Il sera toujours temps après de se demander qui on doit remercier.
– Ça ne prendra pas longtemps, rétorqua Stephen. Deux heures tout au plus. Régler les histoires de fric sera autrement plus long.
– Ce n’est pas une réponse.
– Okay. Alors disons les choses ainsi : j’ai l’impression que c’est important.
– Monsieur a l’impression, persifla-t-elle. Voilà ce que j’appelle une bonne raison ! »
Stephen adopta une mine impénétrable et décida d’ignorer le sarcasme. Si sa réponse ne la satisfaisait pas, après tout, c’était son problème. « Que veux-tu c’est comme ça ! ajouta-t-il d’un ton dégagé. Le moteur de l’action humaine – ou de l’immobilisme –, c’est ce que les gens ressentent.
– Et quoi que tu en penses, renchérit son frère, tu es exactement pareille, sois honnête : si tu estimes tout cela superflu, c’est uniquement parce que tu refuses d’accepter le mode de vie que Père a choisi. »
Judith reposa sa tasse si violemment que le café déborda à grands flots et vint se répandre sur la toile crasseuse. Stephen souleva les papiers d’un geste vif et les mit en sûreté sur la quatrième chaise, inoccupée.
« Oui, s’écria-t-elle avec fureur. Exactement. Je ne l’accepte pas. Je n’accepte pas qu’un homme ait le culot de prétendre faire acte de dévotion en abandonnant sa femme après trente ans de mariage. Je ne l’accepte pas et je ne l’accepterai jamais.
– Ta vision des faits est peut-être trop simpliste, objecta Yehoshuah. A l’évidence, ils avaient de sérieux problèmes de couple. Cette décision s’imposait depuis longtemps ; sans doute est-ce uniquement pour nous préserver qu’il l’a retardée. Souviens-toi quand tu avais sept ou huit ans. Souviens toi à quel point ils …
– Pourquoi ne pas lui avoir accordé le divorce, dans ce cas ? Il l’avait quittée, il aurait pu au moins lui laisser une chance de refaire sa vie. Après tout, il ne s’en est pas privé, lui.
– La tradition veut que …
– Ah, la tradition ! Nous y revoilà. La sacro-sainte tradition ! Tu es bien comme ton père, tiens ! Ce n’est pas Dieu que vous adorez, c’est la tradition. Je m’en vais te dire une bonne chose : j’en ai jusque-là de votre tradition. Elle fait de vous des esclaves sous le joug d’individus morts depuis des millénaires.
– Elle fait de notre peuple un peuple soudé, uni grâce à elle depuis des millénaires.
– Oh, vraiment ? Je tremble de respect … Mais quel est le prix a payer pour toi, pour moi, pour chaque habitant de ce pays ? Cette vénérable tradition pèse sur nous comme une malédiction. Elle nous impose le souvenir, le souvenir permanent, le souvenir éternel, à tel point que nous en oublions de vivre. Ose prétendre le contraire ! A quand remonte l’exode ? Trois mille ans ? Ils devaient être sacrément malins, nos glorieux ancêtres, pour se trimballer pendant quarante ans dans le désert sans être fichus de trouver la terre promise ! Enfin, ils se sont débrouillés avec les moyens du bord, construisant des huttes à partir de branches de palmier et se contentant au besoin de pain azyme. A l’époque, c’était une question de survie. Mais aujourd’hui ? Aujourd’hui, trente siècles après, on continue année après année, de construire des huttes pour les fêtes de Soukkot, de manger du pain azyme à Pessah. Et il en sera ainsi jusqu’à la fin des temps. Pourquoi nous obliger à partager la souffrance de gens dont les ossements sont partis en poussière depuis une éternité ? Notre vie aurait-elle moins de valeur que la leur ? Quand j’ai eu ma première voiture, la serrure du coffre était cassée ; je l’ai vaguement rafistolée avec une bande adhésive. Cela n’implique pas qu’à compter de ce jour et pour l’éternité chacun devra rafistoler la serrure du coffre de sa première voiture avec une bande adhésive ! Or c’est exactement ce que la tradition exige de nous : au tout début de notre histoire, quelqu’un a fait quelque chose, une chose qu’il était encore libre de faire, mais par ce simple geste il a asservi du même coup chacun de ses descendants. »
Yehoshuah, la mâchoire contractée, jeta à la ronde des regards embarrassés. Les tables voisines étaient inoccupées, la salle du petit déjeuner loin d’être pleine, mais le volume sonore de leur conversation gagnait en intensité, ce qui suffisait à exciter peu à peu l’attention des autres convives.
« Pourquoi faut-il toujours que tu exagères à ce point ? Tu n’as aucune retenue, aucun … aucun sens de la mesure. »
Judith capitula. Elle soupira, se laissa retomber contre le dossier de sa chaise et demeura tête baissée, les yeux rivés sur la table, comme si toutes les réponses aux questions de ce monde avaient été inscrites dans les motifs délavés de la nappe.
« Allez-y, qu’est-ce que vous attendez ? Pour ma part, je resterai ici a pleurer sur mon sort – si vous m’y autorisez, bien sûr.
– On y va. Et plutôt deux fois qu’une ! »
Yehoshuah se leva, furieux. Stephen l’imita, gêné d’avoir involontairement déclenché la dispute.
« Stephen ? ajouta la jeune femme en lui lançant par en dessous un regard où luisait une sorte de joie maligne. Tu t’es toujours demandé ce qu’on pouvais ressentir en se retrouvant propulsé dans le temps, n’est-ce pas ? Alors c’est le moment d’ouvrir les yeux. »
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