Le Paradoxe est que ceux dont la vie demeure assez simple pour entrevoir la Vérité sont par nature trop pauvres pour en faire quoi que ce soit, tandis que ceux qui sont assez riches et puissants pour agir en sa faveur sont trop éloignés d'elle, et trop absorbés dans leurs petites affaires, pour ne lui accorder ne serait-ce qu'un regard.
Je ne lui avais jamais dit que je l'aimais. Et pourtant pendant un certain temps avant mon arrestation, j'avais été assez convaincu que, si tant est que l'on puisse savoir ce que signifie "l'amour", c'était ce que j'éprouvais envers elle. Notre histoire s'était développée à son propre rythme, avec l'aisance naturelle des idylles, et nous n'avions ni l'un ni l'autre vraiment tenté d'analyser ce qui était en train de se passer.
Pour la première fois, aussi loin que je me souvienne, je n'avais aucun souci. Le travail marchait comme sur des roulettes ; argent, logement, voiture, tout se révélait plus qu'acceptable ; le printemps s'était épanoui en un été délicieusement précoce. Entre nous, les hauts et les bas initiaux s'étaient aplanis en un rendez-vous permanent. Si nous nous défiions l'un l'autre de tout romantisme échevelé, je me surprenais à devoir reconnaitre que je ne vivais que pour les moments où nous étions ensemble. Nous nous parlions tout le jour et la moitié de la nuit, et à chaque fois nous découvrions qu'il nous restait plus de questions encore à poser, de pensées à exprimer, que lorsque nous avions commencé.
Les derniers temps, j'avais délibérément évité toute allusion à l'amour, en particulier dans sa version avec un grand A : il semblait inutile de s'appesantir sur une évidence, et je ne voulais pas qu'elle ressente la moindre pression. Et puis, un beau matin, il a été trop tard et nous n'avons plus eu loisir de discuter la chose.
Le règlement de la prison permettait à chaque incarcéré de rester en contact avec une seule personne dans le monde du dehors. Cela m'a plongé dans un sérieux dilemme. Je n'avais pas d'autre preuve tangible de ce qu'elle éprouvait réellement envers moi que mes sentiments pour elle, et aussi mes souvenirs, si personnels : rien de très objectif, donc.
Il m'a paru qu'il ne serait pas déraisonnable d'envisager que le brusque changement de situation ait un certain effet sur notre relation. Après tout, qui pourrait la blâmer si le jour sous lequel elle me voyait présentement n'était pas aussi radieux que jadis? De mon côté, il était fort probable que j'allais espérer d'elle davantage que ce qu'elle devait être en mesure de me donner. Dans tous les cas, il semblait clair que je pouvais difficilement considérer comme acquis qu'elle se réjouisse de mes attentions, désormais que celles-ci allaient être un poids davantage qu'un plaisir.