Angélique Villeneuve, La Belle Lumière, éditions Le Passage
Ils oublièrent ce qu'ils étaient avant, un seul corps à eux trois. Ils devinrent comme des animaux et elle, dans le terrier, après l'effondrement, n'eut d'autre solution que de se dessiner, lentement, un espace humain où se tenir debout. Elle le trouva dans le geste. Elle le trouva dans le linge, dans l'éponge, dans l'évier. Mais elle le trouva, et elle se tint debout.
Tout lui revient.
C'est sa peur à lui qui est différente. Et pourtant.
Pourtant.
La peur.
Ici, rue de la Lune, ou avant, à Belleville, il n'a jamais eu peur. Pas peur d'elle, pas comme ça.
Il pense soudain au fromage. Là, dans sa musette, le gros morceau sec et d'un bel orangé qu'il garde depuis des jours. Le fromage, il se dit, le fromage pourrait être un laissez-passer, un cadeau de roi mage. sous sa paume, le renflement du havresac l'aide à se mettre en mouvement.
Il pose la main à plat sur le bois, et puis s'appuie, d'abord faiblement puis, prenant sa respiration, avec une belle ampleur.
C'est fait.
Il a poussé le battant mais reste sur le palier , bien droit, dans l'obscurité. Alors Jeanne, subitement, lève la tête, les yeux encore trempés du rouge des dahlias.
Si on leur demandait, maintenant, à l'un et à l'autre, il est probable qu'ils ne sauraient pas. Ce qui s'est passé. Ce qu'ils ont pensé, ressenti, à ce moment-là.
La peur, soudain, lui revient du passé, cette crainte irraisonnée des soldats de l’Union qui, croyait-elle à sept ans, menaçaient à tout moment de ravager la plantation de son père. Ils entreraient chez les Adams en hurlant, humilieraient, tueraient. Ce qui remonte de terreur et d’enfance est là aujourd’hui, dans la maison de Tuscumbia, rougeoyant.
Helen casse les objets qu’on croyait incassables, elle lance et perd, dissimule, déchire. Elle met le feu à sa robe, elle griffe et salit, elle désespère le monde. Mais Helen est sa fille ! (page 70)
Chaque jour, Helen engrange dix ou vingt mots nouveaux dont elle est capable de restituer ensuite le sens et l’orthographe parfaite, sans jamais les oublier. Son vocabulaire en compte plus de trois cent cinquante à présent. La semaine précédente, elle a réussi à mémoriser en une matinée les caractères de l’alphabet en relief sur un gros livre que l’Institution des Aveugles leur a fait parvenir. Vingt-six minuscules et autant de capitales. (page 193)
Dans la journée, son corps ne transpire pour ainsi dire pas. Peut-être dans son sommeil se mue-t-elle en une autre personne, une femme avec la peau qui pleure.
Mais pour finir, il n’existe bien que trois sortes de fièvres. Celle qui cède, celle qui emporte à jamais. Et la plus sournoise, la fièvre qui brise.
Muette. Aveugle. Sourde. Elle ne s’habitue pas. Ne s’en remet pas. Ne se résout pas. (page 82)
La mobilisation.
Elle y réfléchissait encore.
La guerre.
Qu'est-ce que c'était, la guerre ? Une masse énorme, grise, impalpable, impossible. Incompréhensible. Ces mots-là, ceux de l'affiche et ceux des autres, n'étaient pas des mots pour eux.
Et pourtant, malgré son obstination et l'énergie qu'elle mettait à faire tournoyer dans sa tête mille arguments irréfutables qui prouvait qu'il s'agissait là d'une lubie, d'une trop grande précipitation du gouvernement ou d'une obscure affaire de militaires, sa certitude d'y échapper avec Toussaint se fissurait au fil des heures.
Car quoi qu’elle ait tenté, bien sûr, rien n’avait marché. Sa fille n’y voyait, n’y entendait plus rien. Ses réactions à l’exposition au soleil ou au feu de la lampe, comme celles aux aboiements des chiens, aux vociférations de ses frères, aux cloches ou aux poulets, avaient complètement disparu.
Comme si jour après jour la nuit était tombée à l’intérieur d’elle.
Mais les vibrations, les souffles, avaient-ils fini par comprendre, voilà tout ce qu’Helen entendait.