"L'Albanie était méconnaissable.
Les plaies de la Grande Guerre étaient encore à vif, le chaos s'était installé, une épouvantable pauvreté partout, des réfugiés de guerre, la grippe espagnole , le typhus et le choléra .
Adnan Bey avait une peur bleue des épidémies ...Les armées européennes avaient introduit dans le pays leurs mœurs corrompues ...."
Guerre ! Guerre !
Grande Guerre !
Victoire en Albanie et victoire en Flandres !
Et meurent les autres, les autres, les autres....
Extrait du poème de Kurt Tucholsky "Guerre à la guerre"
(page 23).
Les montagnards s’étaient toujours défendus par les armes contre ces intrus qui traversaient le pays d’est en ouest, ou l’inverse, combattaient pour la Croix ou le Croissant ou même vénéraient les dieux des steppes mongoles.
Quand, toutefois, ils s’implantaient, ces étrangers n’allaient jamais au-delà des vallées. À aucun moment ils n’avaient touché au cœur des montagnes. Il y avait des endroits où jamais encore un soldat ou un fonctionnaire étranger n’avait mis les pieds. Et puis, de toute façon, ils avaient tous fini par battre en retraite un jour ou l’autre. Les montagnards n’avaient eu de cesse de les repousser : les Ottomans, les Serbes, les Autrichiens. Il ne restait d’eux que leurs sépultures, les carcasses de leurs chevaux, ou bien, comme après la dernière guerre, leurs épaves rouillées, désormais envahies de ronces, au bord des routes.
Si l’on en croyait la légende, d’effroyables nymphes et autres créatures des eaux et des forêts attaquaient les marcheurs. La nuit, depuis qu’une compagnie française avait sauté à cet endroit, les esprits des morts y rôdaient, poussant des cris qui résonnaient d’un écho sinistre.
La route a des mesures précises. Nul véhicule qui fût plus grand et plus rapide qu’une charrette à bœufs ne devait y circuler : si l’on ouvrait ce passage, le monde entier déferlerait dans les montagnes, telle une avalanche de pierres dégringolant dans la vallée au printemps, et comme dans le monde il y avait plus de mal que de bien, ce serait la mort de leur région.
Une proie facile pour les malfaiteurs et bandits de grands chemins. À chaque fois qu’ils devaient s’aventurer sur le pont, les cavaliers et les automobilistes, les pèlerins et les muletiers faisaient le signe de croix et adressaient au ciel des oraisons jaculatoires.
Après la guerre, en effet, le monde avait changé du tout au tout. La capitale n’était plus Istanbul, comme durant les cinq siècles précédents, mais Tirana, cette modeste bourgade où l’on vendait autrefois du miel et du fromage de chèvre.
«Ça alors !» Keno Efendi fit la grimace en voyant le crieur passer devant le café Bristol. «Je ne savais pas qu'on avait autant de droit ! C'est bête de l'apprendre juste au moment où on nous les retire.»
Un jour, Fuad Herri avait eu une illumination : quand on ne reçoit aucune aide, on ne reçoit pas non plus de sanction. Aucun crédit de la part de la Société des Nations, ça signifie aussi : aucune punition de sa part !
L’Albanie avait demandé de l’aide à Genève en raison de la famine qui sévissait dans le Nord du pays, et du coup la Société des Nations avait envoyé le professeur sur place pour qu’il fasse une analyse de la situation. Une analyse ! Pour qu’il confirme la formidable théorie scientifique selon laquelle la faim nuit à la santé de l’homme…