Je captais dans les regards le pâle reflet d'un être déconnecté du monde, qui n'avait plus commerce qu'avec des ombres : chez moi, les livres consacrés à la famille Brontë continuaient à proliférer sur les tables, gagnant fauteuils, tapis et rebords de fenêtres, sans que rien vienne faire barrage à cette occupation des sols. Occupation était en effet un assez bon terme pour évoquer ce phénomène étrange, qui fait que des êtres impalpables élisent domicile chez vous, en vous, bref, occupent le terrain.
J'avais du mal à imaginer Emily, si insaisissable et indépendante, acceptant de tomber dans les rêts d'un destin cousu de fil blanc,(....). A quoi bon demander au Ciel "une âme sans chaînes", et en faire son leit-motiv, si c'était pour se laisser passer le licou ?
Ne me blâme pas, Lecteur, si je t'avoue que je ne vois pour ma part rien à objecter à la solitude d'Emily : elle était sans doute en partie requise par son désir d'écrire. Pourquoi faudrait-il y remédier un siècle et demi plus tard ? Il fallait aussi compter avec sa misanthropie, mais là encore il suffisait de la lire : "je ne comprends pas ce monde..."
...d'où sortait donc cette petite gouvernante, cette fille absolument quelconque, qui se trouvait assez intéressante pour raconter sa vie intérieure ? On n'avait encore jamais vu ça, une femme qui jetait à la face de la société son désespoir de (ne) pas exister, une femme qui affirmait son individualité et la ferme volonté de suivre son désir...
Je tire un peu plus le rideau sur Jane pour que, mieux dissimulée, elle puisse continuer à lire tranquillement.C'est un moment délicieusement paisible. Nous savons toutes les deux que le temps est compté, mais, elle, ignore encore que son affreux cousin va bientôt faire irruption, l'arracher à sa cachette, et jaloux du plaisir qu'elle trouve à lire, lui arracher des mains le Bedwick pour le lui jeter à la tête.
Tout bascule avec cette scène inaugurale.