Je lui demande : "Me sentirai-je seule, tu crois ?"
Il sourit.
"Bien sur. Cela t'effraie ?
-Toi, tu te sens seul ?
- Bien sur.
- Mais tu nous as, nous.
- C'est vrai, J’ai Herpyllis pour quand j'ai froid, et Nico pour quand je veux rire. Et je t'ai toi, Pytho."
J'attends pendant qu'il réfléchit.
"Pour quand tu veux te souvenir de maman", dis-je, afin de nous ménager lui et moi.
Il a l'air surpris.
"Pour ça aussi, répond-il. Mais j'allais dire : je t'ai, ma Pytho, pour quand je veux penser a l'avenir."
Je me dresse sur la pointe des pieds et l'embrasse sur la joue. Il s’éclaircit la gorge et se précipite vers sa chambre.
Je demande : "Combien d'entre vous ont-ils des filles ? "
De nouveaux ce silence, le temps qu'ils absorbent le son de ma voix.
"Plusieurs d'entre nous", répond Akakios, quand il devient évident que les hommes ne daigneront pas lever la main.
"Savent-elles lire des livres ? Pas seulement les comptes de la maison. De vrais livres, j'entends."
Aucune réaction.
"En seraient-elles capables ? Si vous tentiez de leur apprendre ? Si un âne pouvait lire, serait-il mauvais de lui apprendre la lecture ?
- Serait-il mauvais de ne pas le faire ? rétorque Krios.
- L’âne vivrait-il plus mal pour autant ? interroge Akakios. Serait-il malheureux ?
- Ah, intervient mon père. Voila la question... "
Mon père disait que les gens s'appuient sur cette idée de dieux bienveillants pour éviter d'avoir à se tenir debout sur leurs propres jambes. Les gens s'appuient les uns sur les autres, de la même façon. Ce n'est pas la réalité.
Et j'ai plissé les yeux pour cesser de voir toute la périphérie : la saleté, la maladie, les hommes privés d'art, de mathématiques et de musique civilisée, assis le soir autour du feu, marmonnant dans leur langue si laide, mangeant leur nourriture infâme, ruminant leurs idées d'animaux à jambes courtes : manger, baiser et chier. Des gens sales, serviles, barbares. Je raconte tout cela au prince, lui enseigne ce que je sais vrai sur cette terre qu'il idéalise tellement.
«Vous savez ce que je ferais, moi ?» Il s'es redressé sur un coude. «Je m'assoirais devant leurs feux, j'écouterais leur musique, je mangerais leur nourriture et je porterais leurs habits. J'irais avec leurs femmes.»
J'entends rougir sa voix, bien que je ne distingue pas son visage. «Aller avec» : quel charmant euphémisme dans la bouche d'un vigoureux garçon de Macédoine. Il aime Héphaïstion.
Nous devons tous faire preuve de courage, déclare papa. Le pire ne dure jamais longtemps. Surtout quand on a envisagé toutes les options, et qu'on y est préparé.
Tu confonds plaisir et bonheur, le vrai bonheur qui dure. Quelques frissons, quelques émotions. Ta première femme, ton premier éléphant, ton premier plat épicé, ta première gueule de bois, ta première ascension d’une montagne que personne n’a jamais conquise, et ta première vue depuis le sommet, sur l’autre versant. Tu veux assembler, comme les perles d’un collier, une vie de plaisirs éphémères.
(p. 312)
"Tu es déjà bien avancé sur le chemin qui mène à ce que je suis . Je pensais simplement que cela t'ennuyait."
Et à ma grande honte, c'était vrai .
Un enfant est une ligne lancée à l’aveugle dans le futur, déclare-t-il. Comme une idée, ou un livre : qui sait où ils retomberont, et ce qui naîtra d’eux ?
J'avais trouvé une prostituée de mon âge, à peu près quinze ans à l'époque, dont le visage s'était ouvert quand je l'avais approchée, puis refermé quand j'avais expliqué la situation. Elle m'avait dit que la pièce n'était pas suffisante. j'avais fait volte-face pour m'en aller.
"Pas suffisante pour ce vieux sac de sang, je veux dire. Pour toi, ça suffira.
Le silence orne la femme et la parfume.