Anne-France Rous

Ta mère était ce qu’elle était, c’est un fait, nous ne pouvons pas revenir dessus. Mais je pense qu’elle a surtout été très malheureuse, de son état mental dont elle était consciente, et du mal qu’elle a fait autour d’elle. À toi principalement. Elle a choisi de s’éloigner de nous, pour nous préserver de je ne sais quoi, ou pour se préserver elle-même, je n’en sais rien. On ne le saura jamais. Dans son esprit malade, les choses étaient changeantes et rarement claires. Mais ce dont je suis sûre, c’est qu’elle t’a aimée, à sa manière et maladroitement, mais elle t’a aimée.

Thomas est toujours fasciné par ces passionnés de lecture, capable de s’isoler de ce qui les entoure, totalement absorbés par un monde imaginaire, duquel il se sent exclu. Il aimerait apprécier la littérature, mais après les nombreuses tentatives de Lucie pour l’initier, il y a renoncé. Il doit avouer qu’il trouve excitant de vivre auprès d’une femme brillante. Même si Lucie est plus instruite que lui, sa virilité n’en a pas souffert.

Chaque jour, Thomas lui téléphone, elle rejette chacun de ses appels sans décrocher. Il lui envoie également de nombreux messages, qu’elle efface sans même prendre la peine de les lire. Elle sait que le plus efficace serait de le bloquer purement et simplement, afin qu’il ne puisse plus du tout entrer en contact avec elle. Mais à cette perspective, les mains de Justine se mettent à trembler ; elle n’est pas prête à le faire. Un clic suffirait, mais ses doigts refusent de lui obéir. Alors, elle rejette et efface à la chaîne, espérant qu’il se lassera vite. Voir le numéro de son amant s’afficher sur son écran de portable dix fois par jour lui est un supplice.
Heureusement pour elle, Anna et Rachel rivalisent d’ingéniosité pour la distraire, lui lisant la presse people, imitant certains membres du personnel soignant, l’infirmière revêche et l’interne bègue en tête. Tout est bon pour changer les idées de la jeune femme et tenter de la faire rire. Même quand le rire sonne faux.

Elle s’est confiée, plus qu’elle ne le fait d’habitude avec ses propres amis, et plus qu’il ne lui paraît convenable de le faire avec un inconnu. Surtout quand l’inconnu en question semble avoir des intentions pas très avouables. Il lui faut reconnaître aussi que cet homme éveille en elle une forme d’attirance sauvage, ignorée jusqu’à ce jour. Le regard de Thomas est si pénétrant qu’il a fait chavirer quelque chose en elle. Sauf que Justine n’est pas femme à se laisser aller à la passion, ainsi elle compte bien ne pas s’aventurer sur cette pente. Elle en a trop vu parmi ses connaissances qui, voulant mettre un peu de piment dans leur vie, n’ont gagné au final rien d’autre que quelques orgasmes, quand elles étaient chanceuses, et un divorce. Le simple fait de penser à cette sordide issue calme ses ardeurs et lui remet les idées en place.

Justine. Un joli prénom, classique, mais pas trop commun, a-t-il pensé quand elle s’est présentée. Il n’a pas vu ses yeux au début, à cause de ses grosses lunettes de soleil qui lui mangeaient la moitié du visage. Mais quand elle s’est enfin décidée à les retirer, Thomas a pu apprécier la douceur de son regard. Un joli brin de femme. Pas une beauté comme Lucie, loin de là, elles n’ont rien de semblable l’une et l’autre. Lucie ne peut pas traverser une pièce sans que tous les regards ne soient braqués sur elle. Justine, quant à elle, passe plus inaperçue, mais possède néanmoins cette beauté naturelle et discrète qui finalement pourrait le séduire.

Arrivée à l’âge adulte, Justine a voulu la rencontrer, elle devait avoir une vingtaine d’années, mais sa mère a, à l’époque, refusé de la voir. Ce jour-là, Justine a décidé qu’elle ne souhaitait plus jamais entendre parler de Sarah. Elle ne prononce même son nom. Pourtant, elle ne peut s’empêcher de se questionner parfois. Elle aimerait en savoir plus, et curieuse de connaître cette mère mystérieuse dont l’aura plane encore sur sa vie. Mais très vite, elle chasse cette idée, tout comme elle a œuvré pour chasser tout souvenir de sa mémoire, se rappelant avoir déjà été rejetée deux fois par cette femme qui de toute évidence n’a jamais su l’aimer.

Pourtant il lui semble ne pas avoir été dupe. Thomas lui a bien fait comprendre qu’elle lui plaît et qu’il désire la revoir. Le reste, elle a dû l’imaginer. La romance possible, le désir grandissant et toutes les conneries qu’elle tire sans doute de ses trop nombreuses lectures. Elle se fait l’effet d’être une de ces Emma Bovary des temps modernes. Pathétique. Il est marié, elle le sait. Mais ce n’est qu’aujourd’hui qu’elle a vu de ses propres yeux son épouse, et cela change considérablement la donne. Thomas a pu aussi se moquer d’elle, cette possibilité lui paraît de plus en plus probable, bien qu’elle n’en saisisse ni la raison ni le but.

Rester comme je suis, c’est mieux, ne pas lui faire sentir que j’ai fait un effort pour lui. Mais en même temps, je ne peux pas y aller comme ça. Je vais me remaquiller un peu. Et me coiffer aussi. Ce n’est pas raisonnable, je me fais des idées, il est marié. Marié et père de famille. Je ne peux pas faire ça, m’aventurer là-dedans. Il y a trop de risques. Et puis, est-ce que lui me plaît vraiment ? Je suis mariée moi aussi, j’aime mon mari, pourquoi je me comporte comme une midinette ? Il vaudrait mieux que je n’y aille pas, mais j’ai tellement envie de le voir… Pourquoi ai-je tant besoin de le voir ? Envie ou besoin d’ailleurs ?

Je ne suis pas coutumière de ce genre d’aventure, je n’en connais ni les règles ni les codes. Moi, l’épouse rangée et raisonnable. Oui, je suis raisonnable, du moins, je fais tout pour le rester alors qu’une fièvre brûle en moi et me dévore à petit feu. Je me consume à l’attendre, et je me consume à ne rien attendre de lui. Je suis emportée par un tourbillon contre lequel j’ai cessé de lutter. Et me voilà donnant dans le lyrisme amoureux ! Je n’ai rien prémédité. La vie nous joue de sales tours parfois, et c’est ce qu’elle m’a fait en le plaçant sur mon chemin.

Dans n’importe quel autre contexte, Justine aurait apprécié la beauté de Lucie et l’aurait sans doute enviée un peu pour la forme (surtout ses longs cheveux), comme toutes les femmes le font en présence d’une plus belle qu’elles. Mais dans sa situation, l’éclat de Lucie est comme un coup de poignard, une offense personnelle à sa propre féminité, voire une insulte tandis qu’elle commence à nourrir quelques émois pour Thomas. Elle espérait le retrouver, lui. Au lieu de quoi, il lui a envoyé sa femme ! Elle se demande s’il y a un message là-dedans.